Fribourg tel que l'a vu John Ruskin

| jeu, 15. mar. 2012
Vue de Fribourg vers 1855
Un collectionneur a retrouvé en Angleterre 23 photos inédites de la ville de Fribourg. Des daguerréotypes réalisés par l’écrivain John Ruskin entre 1854 et 1856. «La Gruyère» est partie à la découverte de ce trésor dans la banlieue de Londres.

PAR CHRISTOPHE DUTOIT

Cette histoire tient autant du conte de fées que du roman épique. En mars 2006, un couple de collectionneurs acquiert une boîte de vieilles photographies dans une vente aux enchères en Angleterre. Comme on achèterait un vieil album dans une brocante… Sauf que, à l’intérieur de cette boîte insignifiante, Jenny et Ken Jacobson identifient la partie manquante de la collection de daguerréotypes ayant appartenu à John Ruskin, célèbre écrivain anglais du XIXe siècle. Et, parmi ces 188 images fixées sur plaques de métal, cinquante-huit montrent la Suisse et les Alpes et vingt-trois se concentrent sur la ville de Fribourg entre 1854 et 1856.

On y découvre notamment des vues de la vieille ville prises depuis la terrasse de l’Hôtel Zaehringen ou de la route de Bourguillon, des images de la tour Rouge, du couvent des Augustins, des chapelles de Lorette ou de Saint-Béat, de la fontaine de la Fidélité à la rue de la Palme ou des façades à remplages gothiques à la rue de la Neuveville. Mieux encore, le couple est parvenu à identifier, grâce à un dessin de John Ruskin, la petite masure posée sur un rocher au Karrweg, à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’usine hydroélectrique de Maigrauge-Oelberg.
Il n’est nul besoin d’être grand clerc pour voir dans ces images un trésor inestimable. D’autant plus que l’inventaire manuscrit que John Ruskin a tenu de ses photographies ne comptait que sept images suisses. Mis à part un daguerréotype du pont de Zaehringen, pris par Emile Dechalotte au début des années 1840, il n’existe qu’une infime quantité de photographies de Fribourg avant 1860.
Six ans après cette incroyable redécouverte, Jenny et Ken Jacobson ont ouvert à La Gruyère les portes de leur cottage dans
la campagne de l’Essex. Entre-temps, les collectionneurs et marchands de photographies depuis quarante ans sont devenus incollables sur leur prestigieuse collection.
Ils racontent: «John Ruskin a séjourné à plusieurs reprises à Fribourg entre 1854 et 1856. Il s’était mis en tête de consacrer un recueil de gravures à sept villes suisses, un ouvrage historique qui n’a jamais vu le jour.»


La magie du daguerréotype
Il reste toutefois de cette utopie les traces photographiques, qui lèvent, 155 ans plus tard, un nouveau voile sur la ville de Fribourg. Car, en compagnie de son valet Frederick Crawley, l’écrivain anglais a parcouru la cité avec son daguerréotype, premier procédé photographique mis au point par le Français Louis Daguerre en 1839. Testé pour la première fois en Italie quelques années auparavant, cet instrument fascine John Ruskin: «Il s’agit de presque la même chose que d’emporter le palais lui-même, le moindre fragment et la moindre tache sont là. C’est comme si un magicien avait réduit la réalité pour pouvoir la transporter dans un monde enchanté.»
Illisibles au moment de leur achat en 2006, les vingt-trois daguerréotypes de Fribourg ont été restaurés et foisonnent aujourd’hui de leurs couleurs d’antant et d’une infinité de détails qui leur confèrent, malgré quelques griffures et autres imperfections, une beauté indéniable.


«Fribourg, la dernière»
Aux yeux de John Ruskin, Fribourg représente beaucoup d’attraits: «Elle conserve beaucoup d’aspects qu’elle avait aux XIVe et XVe siècles et demeure la dernière importante ville médiévale de montagne encore en l’état», note-t-il en 1856.
«L’autre jour, j’ai esquissé à la hâte les tours de Fribourg depuis l’Hôtel Zaehringen, écrit-il en 1860 dans Modern Painters IV. En dessinant d’après nature, même en vitesse, je n’ai pas l’habitude d’exagérer suffisamment pour illustrer ma pensée. Le jour suivant, j’ai daguerréotypé les tours et ce relevé sans exagération, avec les détails dûment peints, n’est pas seulement plus juste, mais infiniment le plus grandiose des deux. Cependant, ma première ébauche transmet, à certains égards, une idée plus juste de Fribourg.»
Lui qui se targue de «dessiner pierre après pierre» trouve la photographie à la fois séduisante et décevante: «Les photographies sont communément suppo-
sées être vraies et, au pire, elles le sont, dans le sens où un écho est le reflet fidèle d’une conversation dans laquelle on omet les syllabes les plus importantes et où on reduplique le reste.» A cette époque, John Ruskin remarque à quel point le daguerréotype, malgré ses qualités, «échoue à convertir les impressions ressenties sur place».
Du coup, il utilise la photographie comme un outil à esquisser la réalité et il continue en parallèle de dessiner d’après nature. Parfois, il puise même son influence sur le daguerréotype, comme sur cette vue du pont de Berne, où l’aquarelle reprend la composition de la photographie.


Esquisses pour la gravure
Depuis quelques années déjà, Ruskin parcourait le sud de l’Europe avec un crayon et un carnet de croquis dans la main. Dès 1845, il achète ses premiers daguerréotypes à Florence et à Venise. «Il a sans doute mandaté un photographe français installé en Italie pour prendre des daguerréotypes, analyse Ken Jacobson. Au palais des Doges, par exemple, il a dû utiliser des échelles ou des échafaudages pour photographier des détails d’architecture qui lui serviront d’esquisses pour les gravures de son livre Les pierres de Venise, paru en 1853.»
Dans la magnifique bibliothèque de leur cottage, Jenny et
Ken Jacobson ne se lassent pas de montrer leur collection aux
visiteurs de passage. «Comme souvent lors de ses voyages, John Ruskin se plaint des changements irrévocables qui touchent les lieux qu’il apprécie», explique l’Américain. En effet, après la crise du Sonderbund, la Suisse entre dans la modernité avec l’adoption de sa nouvelle constitution en 1848. A Fribourg, les remparts médiévaux sont rasés et de nombreuses tours sont détruites pour agrandir la ville qui connaît, en 1862, l’arrivée du chemin de fer.
En 1878, John Ruskin se morfond: «J’ai passé les étés d’une demi-douzaine d’années à collectionner du matériel pour faire des gravures de Fribourg, Lucerne et Genève. Mais j’ai dû abandonner cette idée, car l’envie folle de modernité détruit toutes ces villes avant que je n’aie pu les dessiner, avec l’insertion d’hôtels et de maisons de jeux aux endroits exacts où ils tuent l’effet de l’ensemble.»
Qu’importe, John Ruskin et Frederick Crawley concentrent alors leur énergie à photographier la nature. A Chamonix, en Valais ou à Bellinzone, ils photographient des rochers et des
détails géologiques, comme peu de pionniers l’ont fait avant eux. Quelques années auparavant, en août 1849, l’Anglais avait même été le premier à prendre un daguerréotype du Cervin, quelques heures avant son «concurrent» Gustave Dardel.


Déjà exposés à Paris
En 1858, au terme d’un périple qui s’achève à Turin, John Ruskin remise son daguerréotype. Depuis quelques années en effet, la photographie sur papier a rendu obsolètes ces étranges images sur plaques argentées.
Des images qui resurgissent aujourd’hui du passé et que le regard actuel apprécie comme des chefs-d’œuvre. D’ailleurs, bien que la collection de Jenny et Ken Jacobson soit encore inédite, plusieurs pièces ont déjà été exposées dans des musées prestigieux, comme à la National Gallery of Art, à Washington, ou au Musée d’Orsay, à Paris. Et peut-être bientôt à Fribourg?

.....

En mars 2006, la maison Penrith Farmers’ & Kidd’s prépare sa prochaine vente aux enchères dans la bourgade de Penrith, au nord de l’Angleterre. Le lot 132 s’intitule laconiquement «boîte en acajou datant du XIXe siècle, contenant des images du XIXe siècle sur métal». Son prix est estimé entre 80 et 120 livres sterling (soit entre 180 et 270 francs suisses).
Le jour de la vente, les enchères s’affolent en moins de deux minutes. Sous
le marteau du commissaire-priseur, le lot 132 est vendu pour la somme de 75000 £ (170000 fr.) à Ken Jacobson, collectionneur et marchand de photographies américain installé de longue date en Angleterre.
Images invisibles
«La boîte contenait des daguerréotypes en très mauvais état, raconte aujourd’hui Ken Jacobson. La plupart des images étaient invisibles. Mais, au dos d’une plaque, on a déchiffré l’inscription E 28. Avec mon épouse Jenny, on a rapidement compris qu’il s’agissait de la collection John Ruskin. Car on connaissait un inventaire de ses daguerréotypes. Ce numéro correspondait à la place Saint-Marc, à Venise. Et on voyait effectivement Venise sur cette image…» Pour l’anecdote, il se murmure que les organisateurs de la vente avaient, quant à eux, lu Vienna au lieu de Venice.
Après une minutieuse restauration, qui leur a rendu tout leur lustre, les 188 daguerréotypes acquis par Ken Jacobson se révèlent bien être la seconde partie de la collection Ruskin, que d’aucuns imaginaient perdue depuis longtemps. Depuis 1931, on connaissait en effet l’existence de 125 plaques ayant appartenu à l’écrivain. Elles avaient été achetées par le collectionneur John Howard Whitehouse pour quelques shillings (une poignée de francs) et font partie, depuis 1999, du fonds de la Ruskin Library, à Lancaster.
Un livre et une expo en 2013
Depuis six ans, Jenny et Ken Jacobson (photo) consacrent leur vie presque exclusivement à la mise en valeur de leur trésor. Après avoir identifiés les plaques, notamment lors d’une visite à Fribourg en 2009, le couple met actuellement la touche finale à un livre qui devrait paraître en 2013, en même temps qu’une exposition. Quant à la collection elle-même (estimée à plusieurs millions de francs), Ken Jacobson hésite encore à la vendre… CD

www.jacobsonphoto.com

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