Nécrologie, quand le journal se lit en commençant par la fin

| mar, 30. oct. 2012
Dessin Berger
Il n’est pas rare de commencer son journal par la fin. Par «la page des morts». La Gruyère a la particularité de faire paraître des nécrologies. Habitude morbide? Une manière de vivre ensemble avant tout.

PAR YANN GUERCHANIK


«Commencer le journal par la fin.» En Gruyère, l’expression désigne l’usage qui consiste à lire d’abord la page des morts. Une pratique parfois secrète, souvent discrète, mais connue de tous. Bien des lecteurs de La Gruyère en sont les adeptes. Entre autres, parce que leur journal a la particularité de publier des nécrologies en plus des annonces mortuaires.
On se précipite sur ces courts récits de vie, ces brefs discours sur le défunt. Il n’y a pas si longtemps, le numéro de la page mortuaire n’était pas systématiquement indiqué au sommaire de La Gruyère. Une dame s’en était plainte à la rédaction: «Je dois passer tout le journal en revue pour trouver les morts!» De fait, le succès de la rubrique n’est un secret pour personne.


La lecture des vivants
Habitude morbide? Curiosité funeste? Les nécros sont davantage que des nouvelles. Leur publication dépasse la volonté d’informer. «On lit les articles nécrologiques pour vérifier qu’on est toujours vivant», pourrait-on entendre au café du coin.
Ce n’est pas faux pour autant: «Au-delà de l’information, le lecteur se sent vivant parmi les autres», confirme Muriel Katz-Gilbert, maître d’enseignement et de recherche en psychologie clinique à l’Université de Lausanne. Nous avons présenté quelques nécrologies du journal à cette spécialiste de l’anthropologie psychanalytique.
«La séparation entre les vivants et les morts est un élément qui structure la société. Lorsque quelqu’un meurt, c’est un membre de la communauté qui disparaît, entraînant du coup un certain désordre.» Une absence se fait ressentir sur un lieu de travail, au sein d’une fanfare, autour d’une table familiale.
L’équilibre, la place de chacun s’en trouve remis en question. La situation est particulièrement sensible en Gruyère dans la mesure où la population garde encore un fort degré de proximité. Le défunt nous est inconnu, mais on connaît quelqu’un qui le connaît sans devoir remonter bien loin.


En paix avec ses morts
Pour se remettre de ce chaos momentané, il faut d’abord placer les morts à leur place. C’est la fonction des rituels funéraires auxquels la nécrologie participe. «Il ne s’agit pas de mettre de côté ni d’oublier, mais d’établir un nouveau lien avec des hommes et des femmes décédés, un lien de paix en principe. Ainsi, on ne dit pas de mal des morts. Le caractère élogieux, quasi idéalisant, des nécrologies témoigne de cela», explique Muriel Katz-Gilbert.
«Une société cherche à vivre en paix avec ses morts. Si on ne les enterre pas comme il faut, si on ne respecte pas certains rites, ils reviennent de manière maléfique. Toutes les sociétés ont ce type de croyances. Si les choses, au contraire, se font dans les règles, alors le mort est à sa place, il peut même être investi d’un pouvoir bienfaisant, il peut devenir un être qui veille sur les vivants.»
Récemment, deux sœurs d’origine gruérienne, établies à Genève, sont venues à la rédaction pour rédiger un article nécrologique. Leur mère était décédée deux semaines plus tôt et une annonce mortuaire était parue dans La Gruyère. «Beaucoup de Gruériens nous ont téléphoné, des gens plus ou moins proches de la famille, qui nous reprochaient l’absence de nécrologie dans le journal», relèvent-elles. Peu commune sur les rives du Léman, la pratique s’avère essentielle au pied du Moléson.
«Le qu’en-dira-t-on joue un rôle important», note également Michel Ruffieux. Directeur d’une entreprise de pompes funèbres à Bulle, il connaît bien les us et coutumes liés à la mort: «Il existe une sorte de circuit auquel on ne déroge pas souvent. Dans notre région, la rédaction d’une nécrologie en fait partie.»
«Les gens viennent nous voir, puis ils se rendent chez le journaliste avant d’aller trouver le prêtre. Ils terminent par le bistrot pour organiser la collation qui suit l’enterrement.» Dans ce parcours jalonné, l’article nécrologique fait figure en somme de passage obligé.


Une stèle de mots
Après la mort dans l’intimité vient la mort dont on fait la publicité. L’annonce publique de la triste nouvelle. Le journal se charge d’ériger une stèle de mots, un monument sur papier qui marque la frontière entre les morts et les vivants. Fort de ce nouveau repère, le monde désorganisé se remet à tourner.
Reste à savoir ce qu’il faut écrire sur cette stèle. «Parfois les gens se marrent en lisant les nécros», glisse Michel Ruffieux. Non pas que l’article soit pétri d’humour, mais ce dernier peut brosser un portrait méconnaissable du défunt. D’un alcoolique notoire, qui n’a jamais pris soin de sa famille, on finit par lire qu’il aimait aller aux champignons et jouer aux cartes.
Sous un style rébarbatif et les sempiternels propos se cache toutefois un contenu lourd de sens. Derrière l’incontournable père qui chérissait ses enfants et l’invariable évocation des petits-enfants, dont on fait état comme on expose un trésor, il y a la volonté de vaincre la mort. Ou du moins de continuer la vie.
«Tracer publiquement les grandes lignes d’une trajectoire personnelle permet de situer une vie dans le fil des générations: d’où vient le défunt? Quels sont ses ascendants et ses descendants? On récapitule ainsi l’histoire familiale en insistant souvent davantage sur la continuité que sur les ruptures, sauf en ce qui concerne les décès auxquels le défunt a été confronté de son vivant.»
Le lecteur se remémore le défunt et scelle son nouveau statut. L’article l’informe d’un déséquilibre qui se produit en même temps qu’il lui donne l’aplomb nécessaire pour le contrer.
Enfin, la mort se rappelle au souvenir du lecteur. «Cette lecture est aussi une manière d’apprivoiser le fait que l’autre n’est pas immortel et que nous ne le sommes pas non plus, conclut Muriel Katz-Gilbert. De nous aussi, on parlera après notre mort. Un jour viendra où une nécrologie nous sera consacrée.»

 

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Des articles d'un genre à part

Les nécrologies font un carton jusque sur le site internet de La Gruyère. Il y a vingt ans, elles trouvaient encore leur place parmi les autres actualités du journal. A l’époque, le journaliste bondissait sur son téléphone sitôt qu’un faire-part arrivait à la rédaction. Il posait ses questions et signait les articles nécrologiques de ses initiales.
Aujourd’hui, les nécros paraissent sous une rubrique dédiée aux morts. Les familles transmettent des textes ou viennent voir les journalistes avec des discours bien ficelés. «Les gens savent que les nécrologies ne sont pas des enquêtes journalistiques, mais des articles basés sur les témoignages des familles», explique le rédacteur en chef de La Gruyère Jérôme Gachet. Et puis, ils savent lire entre les lignes: «Des sautes d’humeur» décrivent une personnalité colérique, «un bon vivant» désigne un homme porté sur la bouteille.
«Ces articles à part font partie de l’ADN de ce journal. On a la chance de pouvoir les faire parce que nous sommes proches des gens.» En recevant les familles, le journaliste joue un rôle de confident. Chaque fois, il interrompt son travail pour «prendre une nécro», comme on dit dans le jargon. En moyenne, il y en a trois par édition. Si la chose reste faisable, elle serait impossible si le journal couvrait un bassin de population plus grand. Ainsi, le trihebdomadaire gruérien fait figure d’exception en la matière parmi les quotidiens de Suisse romande.


Dans la liste des traditions vivantes
Aujourd’hui, les nécrologies sont signées par la rédaction. «Les condoléances à la fin de l’article situent le journal dans son rôle social, relève la spécialiste en anthropologie psychanalytique Muriel Katz-Gilbert. On peut penser que la signature “Gru” ne corresponde pas simplement à la rédaction, mais qu’elle représente le porte-parole des lecteurs qui sont tous membres d’une même communauté: les Gruériens. Chacun peut ainsi à la fois prendre acte d’une disparition et se sentir associé au deuil.»
En 2011, Fribourg devait transmettre à la Confédération ses propositions concernant la liste des traditions vivantes de la Suisse en vue de leur inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Parmi elles figuraient «les nécrologies dans la presse régionale». YG

Commentaires

Article interessant. Pour ma part je lis en effet "la page des morts" en premier; ceci afin d'ecrire un mot de réconfort à des connaissances perdues de vue. Camarade du CO , collegues etc.... J'ai été surprise que ce motif ne soit pas mentionné dans l'article. Merci de perpétuer cette rubrique. Avec mes meilleures salutations.
Je vous félicite pour le maintien de cette tradition locale : l'article nécrologique. Pour ma part en effet, j'apprécie beaucoup de parcourir ces résumés de vies... Continuez, même et surtout si vous êtes le seul journal à offrir ce service ! Super !

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