Jean-Claude Guillebaud: «Avoir la foi ce n’est pas mettre en sommeil sa réflexion»

| mar, 13. nov. 2012
Jean-Claude Guillebaud
L’intellectuel français Jean-Claude Guillebaud est revenu à la foi chrétienne par la réflexion. Croire est une décision, dit-il. Interview avant sa conférence demain, à Bulle.

Par Priska Rauber

Ancien grand reporter, notamment pour Le Monde, directeur littéraire aux éditions du Seuil, chroniqueur au Nouvel Observateur et auteur de nombreux essais sur les mutations du monde, le Français Jean-Claude Guillebaud tient conférence demain, à Bulle. Non pour évoquer l’importance de l’optimisme actif pour sortir la société de la désespérance toxique (le sujet de son dernier ouvrage, Une autre vie est possible). Invité par l’Unité pastorale Notre-Dame de Compassion et la Paroisse réformée de Bulle - La Gruyère, il vient à Bulle pour partager son «acte» de foi. Car pour lui, croire est une décision. Une démarche qu’il a relatée dans son ouvrage intitulé Comment je suis redevenu chrétien, publié en 2007.

Vous êtes donc «redevenu» chrétien. Quel chrétien étiez-vous avant ce retour?
Je suis né dans une famille catholique (n.d.l.r.: en 1944 à Alger), j’ai été baptisé et j’ai fait ma première communion. Et puis, vers l’adolescence, comme beaucoup d’hommes et de femmes de ma génération, je me suis détaché de la foi, de la religion. J’ai été sécularisé comme on dit, mais cela s’est fait sans véritable rupture. J’ai fait mes études à l’école laïque, je n’ai aucun mauvais souvenir, aucun compte à régler avec les curés comme on dit. Ce fut plutôt une sorte d’éloignement progressif, de désintérêt. Je suis de la génération qui a fait Mai 68, ce que je ne regrette pas. J’avais toutefois gardé un lien indirect avec le christianisme: l’une de mes sœurs était religieuse et à la faculté de droit de Bordeaux, où j’ai fait mon doctorat, j’ai eu comme professeur Jacques Ellul, grand juriste et aussi grand théologien protestant. Je me rends compte avec le recul que son influence a été forte. Elle a représenté un lien durable, discret mais solide.

Dans votre livre, vous expliquez que c’est par le raisonnement que vous avez trouvé la foi. Est-ce à dire que vous pourriez proposer une formule pour celui qui voudrait suivre ce chemin ?
Après mes études de droit, au lieu de préparer l’agrégation de droit privé, comme je l’avais prévu, je suis devenu journaliste. D’abord à Sud-Ouest, à Bordeaux, puis au Monde à Paris, enfin au Nouvel Observateur où je suis toujours chroniqueur. J’ai été aspiré pendant plus de vingt ans par le grand reportage, principalement le reportage de guerre. Dans les années 1970, 1980 et 1990 j’ai couvert à peu près tous les conflits, guerres, révolutions, catastrophes. J’ai travaillé en Afrique, au Proche-Orient, en Asie, etc.
A partir du milieu des années 1980 toutefois, j’ai pris mes distances avec le journalisme au quotidien car je voulais travailler en profondeur sur les grandes mutations que l’on voyait venir. Je suis donc entré – en plus de mes reportages – comme directeur littéraire aux éditions du Seuil, surtout chargé des sciences humaines. A partir de 1995, j’ai commencé à publier une série de gros livres de réflexion, sous le titre général d’Enquête sur le désarroi contemporain. C’est ce long travail, ces innombrables lectures qui m’ont peu à peu fait prendre conscience que nos sociétés occidentales modernes étaient littéralement produites par le judéo-christianisme.

Dans quel sens?
La plupart des valeurs auxquels croient les gens d’aujourd’hui – même ceux qui se proclament incroyants ou même athées – trouvent lointainement leur source dans l’héritage biblique: l’égalité, le progrès, la liberté individuelle, etc. Je me suis donc mis à lire les théologiens, les herméneutes juifs. Peu à peu je me suis rapproché de la «culture» chrétienne. Puis, par un lent cheminement que j’ai raconté dans ce petit livre, j’ai retrouvé la foi proprement dite, l’adhésion joyeuse à un message, à la personne du Christ et à une communauté.

Si le raisonnement vous a mené à la foi, le raisonnement pourrait vous en écarter, selon les textes que vous allez interroger...
Je ne crois pas. Mon adhésion n’est pas naïve, ni crédule. La fois demande d’être questionnée sans relâche par l’intelligence critique. Avoir la foi, ce n’est pas mettre en sommeil sa réflexion. C’est se mettre en chemin, avancer d’étape en étape, aller de plus en plus loin dans le questionnement. C’est ce que je m’efforce de faire. Et j’ai l’impression que ma foi, dans son intime profondeur, se fortifie plutôt.

Est-ce que ce fut difficile ou non de s’affirmer chrétien, sachant «ce que l’air du temps leur réserve dites-vous: de la dérision goguenarde»?
Quand j’ai publié Comment je suis redevenu chrétien, un livre dont je ne pensais pas qu’il aurait un tel écho – j’ai reçu plus de mille lettres personnelles, des lettres magnifiques d’intelligence – des journalistes sont parfois venus me demander comment j’avais eu ce «courage» de dire que j’étais chrétien. Cela me faisait sourire. Dans certains pays comme la Syrie, l’Irak, le Nigeria par exemple, être chrétien c’est risquer sa vie. Chez nous, quel est le risque? Affronter quelques moqueries du Canard Enchaîné ou de Charlie Hebdo? Cela ne m’empêchait pas de dormir. Dans le milieu parisien où je vis, c’est vrai que la foi fait ostensiblement sourire… les imbéciles. Pas de quoi s’affoler…

Vous dites que le génie du christianisme est d’avoir pu s’appuyer sur une institution, l’Eglise. Certes, ainsi il a pu durer, mais c’est à double tranchant: l’Eglise a tout de même commis, et commet pas mal de fautes…
Bien sûr, l’Eglise en tant qu’institution – je dirais même les Eglises – sont aussi des communautés humaines imparfaites. Elles font parfois des erreurs, elles peuvent se scléroser, devenir dogmatiques, autoritaires, injustes. C’est la même chose que pour une famille. On peut souffrir à cause d’elle. Mais, en chrétien, nous devons garder notre liberté d’interpellation, de critique, de remontrances fraternelles si je puis dire, sans pour autant rompre.
Depuis deux mille ans, le message évangélique a souvent été transmis, dans son intensité originelle, par des gens qui était aux marges de l’Eglise, voire désignée par elle comme des dissidents. Pensez à saint Jean de la Croix, à Thérèse d’Avila, à saint François d’Assise lui-même. Ils n’étaient pas très bien vus, au départ, par une Eglise qu’ils étaient capables de critiquer. Puis, plus tard, elle en a fait des saints. Toute l’histoire du christianisme s’est déroulée ainsi, dans cette contradiction que je préfère appeler une complémentarité.

Pour vous, le christianisme n’a rien de moins qu’enfanté la modernité. Est-ce que je fais partie des ignorants si je crois que la société moderne est née du rejet de l’obscurantisme religieux?
La société moderne est née au Siècle des Lumières, au XVIIIe siècle. Les Lumières ont été marquées, en effet, par un rejet du cléricalisme, du poids étouffant de l’Église catholique, du moins en France. Mais cet anticléricalisme, ce prétendu rejet de l’obscurantisme religieux ne correspondait pas, sur le fond, au rejet des valeurs évangéliques. Dans certains pays d’ailleurs, songez aux États-Unis, la modernité est officiellement vécue et présentée comme un accomplissement du christianisme. Savez-vous que le plus ardent adversaire du christianisme, Nietzsche, était aussi un adversaire de la démocratie occidentale?

Je vous avoue que non. Que disait-il donc à ce propos?
Il disait: «La démocratie, c’est le christianisme devenu nature.» La modernité est en définitive un phénomène post-chrétien ou plutôt post-judéo-chrétien. C’est difficile à admettre, mais c’est ainsi. Descartes est l’héritier de saint Augustin et l’égalité démocratique entre les humains serait inconcevable sans l’apport du monothéisme. Les Grecs en général et Aristote en particulier ne croyaient pas en l’égalité des humains.

Mais aujourd’hui, l’Eglise devrait se battre pour et non combattre la modernité, l’égalité…
L’Eglise, parfois, se trompe en effet de combat. Par exemple au XIXe siècle, elle s’est ralliée à une pudibonderie qui ne venait pas d’elle mais de ce que Michel Foucault appelait «l’esprit bourgeois». Sur la question des femmes, l’erreur est encore plus manifeste, car pendant des siècles l’Eglise a plutôt favorisé l’émancipation des femmes. C’est la thèse que défend le grand historien médiéviste Jacques Le Goff, qui lui-même n’est pas chrétien. Aujourd’hui, c’est un fait, l’Eglise est parfois infidèle à son propre héritage en n’accordant pas aux femmes la place qu’elles méritent, en son sein. En février 2011, dans la revue des jésuites Etudes, un très grand théologien français, Joseph Moingt a eu le courage d’adresser ce reproche à l’Eglise dans un long et superbe article qui a fait beaucoup de bruit.

Quelle différence cela implique finalement, de croire en Dieu ou pas?
Pour ce qui me concerne, je pose la question en ces termes: la puissance du message évangélique, sa pertinence intacte deux mille ans plus tard, seraient-elles imaginables s’il ne s’agissait que d’une œuvre humaine? Ne s’agit-il pas plutôt d’un texte inspiré, dicté, révélé? Par qui? C’est ainsi que je me pose la question non pas seulement de l’existence de Dieu, mais de sa présence.

Dans le canton de Fribourg, nous avons un célèbre athée, Michel Bavaud. Il déplore par exemple que l’Eglise continue à dire que le baptême nous lave du péché originel. Qu’en dites-vous?
Sur le péché originel, théorisé par saint Augustin, on a écrit beaucoup de sottises, y compris des gens d’Eglise qui ont fait de ce concept un instrument de mortification, de culpabilisation, etc. Il se trouve qu’aujourd’hui, des théologiens mais aussi des philosophes laïcs font une autre lecture du péché originel. Je pense notamment au philosophe polonais Leszek Kolakowski, un ancien marxiste, qui a écrit des textes lumineux sur le péché originel. Pour lui, il est là pour nous rappeler que le mal qui habite le monde habite aussi à l’intérieur de nous.
On ne peut donc prétendre éliminer le mal en choisissant d’exterminer les «méchants» qui, à nos yeux, en sont porteurs. Ce que faisait l’Amérique de George Bush en voulant combattre l’axe du mal. En nous invitant à nous intéresser aussi au mal qui nous habite, le péché originel nous met en garde contre le dogmatisme belliqueux. On peut appliquer ce même raisonnement à la vie civile, et à la vie quotidienne. «Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.» Cette phrase de l’Evangile de Jean, au sujet de la femme adultère qu’on menace de lapidation, dit exactement la même chose.

Dans votre dernier ouvrage, vous citez saint Augustin: «L’espérance a fabriqué deux beaux enfants: le courage et la colère.» Cette espérance, qui permet selon vous d’avoir le courage de participer à la reconstruction du monde, est-elle née de votre foi chrétienne?
Non. Je cite cette phrase de saint Augustin parce qu’elle est peu connue, mais je dis aussi, et même je répète, qu’il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour espérer. L’espérance n’est pas la propriété des chrétiens, loin s’en faut. Je vous rappelle d’ailleurs que le gros livre Le principe espérance, publié en France dans les années 1950 est l’œuvre d’un marxiste athée, Ernst Bloch, et non pas d’un croyant.


Bulle, grande salle des Halles, mercredi 14 novembre à 20 h
 

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