par Christophe Dutoit et Pierre Savary
«Un jour, j’ai dû ouvrir le dictionnaire pour vérifier l’orthographe du mot “canard”. Il paraît que c’est bon “cygne”.» Et des signes, Jean-Bernard Gabriel en a corrigé des millions depuis 1996, lorsque cet ancien compositeur-typographe est devenu le premier correcteur attitré de La Gruyère.
A cette époque en effet, les journalistes se corrigeaient encore les textes parmi et les polygraphes (notez l’évolution du vocable) se mettaient à deux pour relire à haute voix les annonces à paraître dans le journal. «J’avais 48 ans et je n’aimais pas tellement travailler avec l’informatique», se souvient le Bullois, qui a fait son apprentissage «au plomb», à l’imprimerie Perroud. Au début des années huitante déjà, il a troqué sa linotype (machine à composer des lignes au plomb, désuète depuis une trentaine d’années) contre un Mopass, l’ancêtre de l’ordinateur, adopté dans les années 1990.
«Je me rappelle encore les codes que l’on employait pour les mises en pages: IV1YM, pour calibrer la hauteur des annonces, 1F1B pour les filets…»
Taper le «Billet de GG»
Et dire que ces machines représentaient déjà une sacrée évolution par rapport à la composition au plomb. Après un court séjour au Fribourgeois, Jean-Bernard Gabriel intègre l’imprimerie La Gruyère en 1972. «Mon premier travail? Un annuaire pour l’Etat…» Il collabore aussi au journal. «Parfois, je saisissais le Billet de GG. J’avais la chance d’être le premier à le lire. A cette époque, dès que l’on trouvait une faute d’orthographe, il fallait retaper la ligne, voire le paragraphe en entier.» Pas une sinécure.
En 1996, Patrice Borcard, alors rédacteur en chef, propose à Djibou – ce surnom est tant utilisé dans la rédaction que certains journalistes ignoraient son prénom jusqu’à ce jour – de devenir correcteur.
Quand j’avais dix ans, ma grand-mère de Sommentier me faisait répéter mes participes passés.
«Je sentais un peu la pression et j’allais vers l’inconnu, se souvient-il. J’ai donc tenu à faire le Brevet fédéral de correcteur.» Après avoir réussi un test d’aptitude réputé difficile (genre dictée de Pivot en pire), il suit durant deux ans des cours par correspondance, en français et en allemand, s’il vous plaît. «Quand j’avais dix ans, ma grand-mère de Sommentier me faisait répéter mes participes passés. Et puis, je n’avais pas trop de difficultés à l’école.» Et de se souvenir que ses petits camarades de classe allaient encore fourrager avant l’école et qu’ils se fichaient éperdument de faire cinquante fautes à la dictée… Lui, pas.
L’intervention du directeur
Durant ces deux ans de formation continue, Jean-Bernard bosse comme un forcené. «Renard, un de mes professeurs, était une calure. Il m’a initié au Bordas (de son vrai nom, Dictionnaire des pièges et difficultés de la langue française et c’est un euphémisme de dire que sa version est usée).» Du coup, il empoche haut la main son brevet, dûment encadré dans l’«aquarium» qui lui sert de bureau. «C’était un défi vis-à-vis de certains collègues. Car j’ai eu beaucoup de mal à faire changer les mauvaises habitudes, par exemple d’écrire sec pour seconde.» A tel point qu’il a fallu un jour l’intervention du directeur pour faire plier un polygraphe de la vieille garde qui refusait d’obtempérer aux ordres du… dictionnaire!
Derrière sa moustache de motard et ses lunettes d’intellectuel – il a quand même fait latin-grec auprès des Pères du Sacré-Cœur, «j’ai été embrigadé là-bas par la force des choses», lâche-t-il – Jean-Bernard Gabriel ne rate jamais l’occasion de complimenter ces dames de la rédaction (ou de les charrier, c’est selon). «Quand j’étais ado, j’aurais pu mal tourner. Ma mère m’avait expédié à Lucerne où j’ai travaillé sept mois comme commis de boulangerie. Je dormais dans une crouille piaule qui schlinguait dégueulasse et j’ai failli tourner délinquant (n.d.l.r.: nous avons conservé ce passage en référence à San-Antonio, car le français de Frédéric Dard est hautement révéré par notre interlocuteur).»
Par chance, la roue a tourné. Aujourd’hui, Jean-Bernard Gabriel achève officiellement sa carrière. «Je continue à 50%. Comme ça, je ne corrigerai plus qu’une faute sur deux.» Sacré farceur!
«L’écriture est la science des ânes»
Dans sa petite alcôve au fond du desk (le secteur de la mise en pages du journal), Jean-Bernard Gabriel en a vu des vertes et des pas mûres en matière d’orthographe. Parmi les grands classiques, il a évidemment chassé des rennes (au lieu des rênes), il a débusqué des gens qui saisissent des opportunités (alors qu’on saisit des occasions) et d’autres qui persévèrent dans leur voix (à la place de leur voie). «Un jour, à mes débuts, un journaliste avait écrit aréopage et je l’avais corrigé en “aéropage”. Evidemment, il m’est tombé dessus le lendemain. Après, il n’en ratait pas une. Mais c’est comme ça que j’ai appris le métier.»
Aujourd’hui, Djibou n’hésite jamais à ouvrir la myriade de dictionnaires qui l’entourent. En premier lieu, le Guide du typographe romand, qui fait référence en cas de doute. Puis le Bordas évidemment. «Je n’aime pas vraiment le Grévisse, car il accepte trop les coquetteries d'écrivains. Sinon, si on mêle le Robert et le Larousse, on obtient un bon dictionnaire. Et, de plus en plus, j’utilise la Banque de dépannage linguistique sur internet, où l’on trouve beaucoup de nouveaux mots.» En dernier recours, Jean-Bernard Gabriel sort son «Hanse des difficultés» ou son dictionnaire patois-français, pour savoir si on écrit Tzintre (en français) ou Tsintre (en patois).
Mais, si un journaliste veut vraiment faire plaisir à Djibou et à son successeur Charles Julmy, s’il compte vraiment leur faire perdre une demi-heure en de vaines recherches, il convient de leur trouver des fautes plus raffinées. Comme de savoir la différence entre Notre-Dame-de-Compassion (si l’on parle de la chapelle) ou Notre-Dame de Compassion (si l’on pense à la Vierge).
Pour beaucoup, tout cela est bien futile. Pour nous, journalistes, il suffit d’ôter ce «f» initial pour comprendre quel rôle joue la correction dans notre métier, quand bien même Napoléon a dit un jour que «l’écriture était la science des ânes»!
Les coulisses de la rencontre
En règle générale, on rechigne à parler des popotes trop internes à La Gruyère. On se gêne à mettre en avant les journalistes qui écrivent des livres, les photographes qui font des expositions… Avec notre collègue Djibou, le cas est inverse. Il a fallu le travailler au corps (enfin, on se comprend), initier des pourparlers et sortir des arguments de derrière les fagots pour le convaincre. Bref, nous avons décidé de lui consacrer cette édition, à notre cher Maître Capello bientôt retraité. Bien que lui préférât un autre sobriquet, autrement plus raffiné: «Je suis un saint Thomas taquin!»
Saint Thomas, car Jean-Bernard est un apôtre de l’orthodoxie grammaticale et de la tyrannie du Guide du typographe. Et taquin, car il prend un malin plaisir à ouvrir l’un de ses multiples dictionnaires pour tracer nos coquilles les plus bêtes. Car il en trouve à toutes les sauces. Dans les pages Sports, dans les comptes rendus politiques, dans les concerts de fanfare, même s’il avoue ne pas être trop branché culture. En général, les journalistes détestent faire relire leur texte aux intervenants. Dans le cas précis, je trouve sympa qu’il ait été le premier à… le gribouiller en rouge.
Le correcteur, le vrai
Quand, au début de l’article, la personne s’appelle Josette et que, vingt lignes plus bas, elle se transforme en Ginette. Quand Luthy devient Lüthi, quand le soliste devient socialiste, quand le mardi 25 mars est un lundi... Sur qui peut-on compter, dans un journal comme La Gruyère, pour éviter la parution de telles étourdâneries? Sur le correcteur. Superstyloman, gilet noir et crayon rouge. Le correcteur officiel, le vrai, le chasseur de coquilles diplômé.
Le génie informatique a doté les rédactions de logiciels de correction qui vous retrouvent des «s» égarés et posent des pansements sur ecchymose. Mais ils ne détectent ni les contresens, ni les grossièretés syntaxiques, ni les erreurs de dates, ni les incongruités typographiques. Le correcteur officiel, le vrai, voit ce que la machine ne voit pas.
Jean-Bernard Gabriel prend sa retraite après dix-sept années passées à raccommoder les participes, à faire reluire des accords malmenés, à proposer, en plein coup de feu de 18 h, telle formule conseillée par le Bordas (ce Môssieur Bordas, quel poison!), à pourfendre, imperméable aux anglicismes, le vocabulaire essémisant et les expressions ecstasiques de la culture rave, à se prendre la tête dans les mains en lisant une annonce fabriquée hors les murs et criblée de fautes.
Merci, Jean-Bernard, pour ce rôle de garde-fou («s» à fou?), pour cet héroïque combat au service de la langue, pour la gourmandise qui agite ta moustache lorsqu’on te parle d’accords sylleptiques et d’oxymores. Bonne retraite auprès de tes petits-enfants, de ta moto... et de Môssieur Bordas qui ne s’est pas encore décidé à prendre la poussière au galetas.
par Pierre Savary
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