Dans le flou mathématique

| mar, 07. mai. 2013
Des personnes à l’intelligence normale, incapables de comprendre que neuf est plus grand que huit. Bienvenue dans le monde encore méconnu de la dyscalculie, un trouble similaire à la dyslexie, mais concernant les chiffres.

PAR PRISKA RAUBER

Inscrits sur le tableau noir de la classe primaire: «14,2» et «14,5». Le prof appelle Adèle*. «Viens au tableau s’il te plaît. Quels nombres se trouvent entre 14,2 et 14,5?» Adèle se décompose. Elle n’avait déjà pas fière allure au début du cours. Les maths, pour elle, c’est du chinois. Au sens le plus littéral de l’expression. D’ailleurs, elle ne parviendra pas à répondre à la question. La craie dans la main, fébrile, elle ne saura que susciter la consternation de l’enseignant et le ricanement des élèves. Et que retourner à sa place le dos rond, comme tant de fois depuis son premier cours de maths.
Adèle, aujourd’hui âgée de 21 ans, a le plus grand mal à comprendre qu’un nombre puisse être plus grand qu’un autre. Que 4 x 3 = 12. Elle le sait, car elle est loin d’être idiote et qu’elle est capable de raisonner. Simplement, elle n’a pas le sens des nombres, des rapports entre eux. Devant le tableau ce jour-là, personne ne le savait, ni même elle, mais elle se débattait avec un trouble qui porte un nom: la dyscalculie. «C’est une problématique encore très peu connue malheureusement, confie la jeune fille. Et pourtant, elle touche 3 à 4% des élèves, donc un enfant sur vingt. Donc un enfant par classe…»
Adèle est amère. Car non seulement elle a vécu l’enfer à cause de cette branche, à subir les moqueries et la dévalorisation, à travailler comme une forcenée en cours particuliers pour voir son flou mathématique nullement se dissiper, mais surtout, elle a traversé tout son cursus scolaire sans qu’aucun spécialiste de l’éducation ne soupçonne un trouble.


Ecrire 1400
Pourtant, si les symptômes sont variés, les signes sont évidents: difficultés persistantes – car le temps passé à répéter n’y change rien –  à apprendre et comprendre les concepts de nombres et particulièrement les relations entre eux, malgré une intelligence normale. Le calcul mental est impossible. En première année primaire, il arrive souvent que les enfants souffrant de dyscalculie ne connaissent pas les noms des chiffres (que 6 est six). Plus tard, il leur sera impossible de transcrire correctement 1400 par exemple. Ils écriront 1000, puis 400. A quoi s’ajoutent la crainte et le rejet des maths. Comme la dépréciation de soi.
«Ces signes doivent alerter, estime la Bulloise. Même si en primaire, on arrive à compenser. Je ne comprenais rien, mais j’apprenais tout par cœur. Les vraies difficultés ont commencé au secondaire.» Elle se souvient des efforts supplémentaires qu’elle a fournis, la boule au ventre. Et d’un prof «qui a brandi la croix devant moi, et toute la classe, en disant “sort de ce corps, démon des maths”…» Et d’évoquer ses nombreux retours à la maison les yeux mouillés. Jusqu’à ce qu’enfin, sa mère tombe sur un article évoquant la dyscalculie. Qui fait tilt. On était en 2008, à quelques mois des examens finaux. Adèle allait avoir 16 ans.
Ses parents ameutent la république et lui font passer le test chez une logopédiste indépendante. Le diagnostic est sans appel. «Enfin je pouvais me dire que ce n’était pas de ma faute, tout ça.» Si la reconnaissance de son trouble la soulage, les difficultés n’en sont pas moins terminées. Elle rencontre malgré tout les résistances du système scolaire, des profs, des directeurs. Sans aménagement particulier dont pourraient toutefois bénéficier les dyscalculiques (calculette pour les examens, temps supplémentaire, énoncés simplifiés), Adèle obtient son brevet, section prégymnasiale, grâce à d’excellentes notes dans les autres branches. Mais avec une moyenne de deux en maths.


Pédagogie adaptée
Résistance du système encore, dans une école supérieure qu’Adèle intègre guidée par son rêve: devenir infirmière. «Les profs ne connaissaient pas ce problème. Je n’ai donc pas pu compter sur une pédagogie adaptée, malgré la visite de mes parents et de la logopédiste au directeur. Et le niveau en maths était trop élevé pour moi. Je n’arrivais plus à compenser les notes avec les autres matières.» Désabusée, elle capitule. Elle entreprend un apprentissage de soins et santé communautaire. Le choix s’avérera judicieux, puisqu’elle peut s’éloigner des maths et se concentrer sur son traitement auprès de sa logopédiste, qui lui a «sorti la tête de l’eau. Je sens que je progresse. Je ne serai jamais douée en mathématiques mais je m’améliore, à force d’exercices adaptés.»
Bien sûr, elle sait que comme pour tous les problèmes en «dys» (dyslexie, dysorthographie, dyspraxie), on ne peut pas parler de guérison. Elle continuera à donner des billets aux caissières des magasins plutôt que de la monnaie, à solliciter de l’aide pour suivre une recette de cuisine (ou à en inventer les proportions!), à trouver des astuces pour gérer son budget ou à préférer les montres digitales aux mécaniques («rendez-vous compte, j’avais dix ou onze ans quand j’ai su lire l’heure! Ça paraît aberrant, je sais»). Mais rien d’insurmontable. Ni même atteindre son but professionnel, même si pour cela elle doit suivre un chemin différent.
Aujourd’hui, son CFC en poche, Adèle effectue une maturité santé-social en un an, à l’Ecole professionnelle de Fribourg. «Au début, toutes mes galères sont remontées à la surface. Je me suis mis une pression monstre en me disant que si je ratais cette année, je ratais ma vie. Alors j’ai travaillé comme une folle pour me donner de la marge. Mais j’ai eu de la chance, ma prof de maths est géniale. Elle accompagne mes difficultés. Et j’ai des supernotes, c’est ma revanche!»
Témoigner à visage découvert plutôt que sous un prénom d’emprunt aurait aussi participé à cette revanche. «Car je n’ai pas honte d’être dyscalculique. Mais les écrits restent, et je ne voudrais pas que mon témoignage me désavantage plus tard, dans la recherche d’un travail. Et puis, je voulais protéger mes profs, qui eux, ne se sont pourtant pas gênés pour me déprécier.»


* Prénom d’emprunt

 

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A l’heure de l’intégration…
Les causes de la dyscalculie ne sont pas encore cernées. L’hypothèse la plus avancée signale une cause génétique. Les études démontrent l’existence d’une région cérébrale du calcul et de neurones sensibles aux nombres. «Savoir d’où vient le trouble est important, mais détecter les dyscalculiques le plus tôt possible l’est encore plus», confie la maman d’Adèle*, agacée par la méconnaissance de la problématique, chez les enseignants eux-mêmes.
«Des cours dans le cadre de la formation continue ne sont absolument pas suffisants.» Et sa fille de poursuivre: «Ils devraient être obligatoires. Concernant tous les problèmes en «dys» d’ailleurs, car on sait aujourd’hui qu’ils nuisent à la poursuite de la formation.»
Reste que la dyscalculie est beaucoup moins étudiée que la dyslexie. Donc moins connue et moins évoquée. Sans doute parce que les enfants qui en souffrent la dissimulent en adoptant des stratégies de contournement, comme apprendre par cœur, et qu’ils admettent être «nuls en maths». De plus, les troubles du langage sont visibles avant ceux du calcul.
«Mais il faut absolument que les parents et les enseignants sachent que ça existe, et qu’au moindre doute, l’enfant puisse être évalué», souhaite la maman. Une fois diagnostiqué, il pourra alors bénéficier d’un traitement logopédique pour améliorer sa compréhension des chiffres ainsi que d’aménagements particuliers en classe. «Même s’il faut se battre pour les obtenir, car il n’existe aucune directive officielle.» Regrettable, estime-t-elle, «d’autant plus à l’heure de l’intégration des enfants handicapés dans les classes ordinaires. Ce qui est très bien, mais commençons par ceux qui sont déjà dans ces classes…» PR


Association Dyslexie Suisse romande, dont le groupe dyscalculie fait partie: www.adsr.ch
 

Commentaires

Je lis cet article depuis la France. Nous vivons la meme situation avec mon fils en bac pro 2nde. Je suis tombee sur un article et enfin nous avons pu mettre un mot sur toutes les difficultes de mon fils. Heureusement le lycee nous accompagne dans nos demarches mais le parcours sera long !

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