PAR THIBAUD GUISAN
Le pont mesure 190 mètres. Il enjambe l’Aar et relie les deux secteurs de l’Institut Paul Scherrer. Dans la campagne argovienne, la science a pris ses aises. Elle s’étend sur 32 hectares et comprend environ 150 bâtiments. Encadré par la forêt et les champs agricoles, le site a des allures de gigantesque zone industrielle.
Ce petit empire – de réputation internationale, mais souvent méconnu du grand public suisse – est dirigé depuis cinq ans par Joël Mesot. Physicien de renommée internationale, le Fribourgeois de 49 ans est originaire de Fiaugères, en Veveyse, où réside une bonne partie de sa famille. Il est à la tête de 1500 collaborateurs et gère un budget annuel d’environ 365 millions de francs. Il reçoit La Gruyère pour une visite des coulisses.
L’institut
L’Institut Paul Scherrer – du nom d’un grand physicien suisse (1890-1969) – a 25 ans. Il est né le 1er janvier 1988 de la fusion de l’Institut de physique des particules et de l’Institut fédéral de recherche sur les réacteurs. «C’est le plus grand centre de recherche de Suisse pour les sciences naturelles et de l’ingénieur», présente Joël Mesot.
L’institut, majoritairement financé par la Confédération, est rattaché au domaine des Ecoles polytechniques fédérales, au même titre que l’EPFL et l’EPFZ et d’autres laboratoires spécialisés. En Argovie, la recherche s’oriente sur trois axes: matière et matériaux, biologie et médecine, énergie et environnement.
Et ce n’est pas un hasard si ce haut lieu de la recherche est installé dans la vallée de l’Aar, à cheval sur les communes de Villigen (rive gauche) et de Würenlingen (rive droite). «Nos accélérateurs ont besoin d’énormément d’eau pour être refroidis, souligne Joël Mesot. L’autre facteur important est que la région est très industrialisée. Plusieurs entreprises pharmaceutiques sont présentes dans la région voisine du Bas-Rhin, de même qu’ABB, par exemple. Les synergies sont importantes.»
Les scientifiques
Le site peut réunir jusqu’à plus de 2000 scientifiques: aux 1500 collaborateurs de l’institut s’ajoutent environ 300 doctorants, 100 postdoctorants, tandis que 2000 à 2500 chercheurs étrangers «visitent» le centre chaque année. «Ces derniers séjournent entre quelques jours et quelques mois pour effectuer leurs expériences», explique Joël Mesot.
L’Institut Paul Scherrer est en effet ouvert à des scientifiques du monde entier. Mais les places sont chères. «Pour certaines installations, la demande est huit à dix fois supérieure à l’offre de temps de mesure disponible.» Un comité de sélection international retient les projets les plus prometteurs.
La recherche
A Genève, le CERN étudie et observe la structure interne des particules (protons et neutrons, pour les plus simples). En Argovie, ces mêmes particules sont utilisées pour sonder la matière. «Elles sont notre outil de travail, résume Joël Mesot. Elles nous permettent par exemple d’étudier des matériaux au niveau moléculaire, couche par couche, atome par atome. A partir de ces observations, on peut imaginer de nouveaux matériaux, ayant des propriétés très spécifiques pour des applications industrielles.»
Le physicien rappelle que l’agencement et la dynamique des atomes et des électrons entre eux sont déterminants pour définir les propriétés fondamentale de la matière. «Le diamant et le graphite (n.d.l.r.: utilisé par exemple pour les mines de crayon) sont composés du même élément chimique: le carbone. Pourtant, le premier matériau est très dur et transparent, alors que le second est très friable et opaque.»
Les installations
Grande particularité de l’établissement, il compte trois «grands instruments» réunis sur la rive gauche de l’Aar. Ces appareils font office de microscopes géants, capables d’observer les matériaux en profondeur. Une source à neutrons permet d’étudier la structure d’éléments invisibles (comme l’hydrogène) ou opaques (métaux) aux rayons X. Une source à muons (des particules «exotiques» normalement produites dans les étoiles) se prête notamment à la recherche sur les matériaux magnétiques. Enfin, une source de lumière multifonctionnelle s’avère particulièrement fascinante.
Les grands instruments suscitent aussi l’intérêt des industriels qui, contrairement aux académiciens, paient pour leur utilisation. «Par exemple, la source à neutrons est utilisée par cinq ou six marques automobiles. Elle permet de tester des composantes comme une pile à combustible ou d’inspecter des moteurs quand ils fonctionnent in situ, sans rien démonter. On peut identifier un problème de distribution d’huile qu’on ne verrait pas autrement.»
Les découvertes
L’Institut Paul Scherrer est avant tout orienté vers la recherche fondamentale, «qui constitue 70 à 80% des activités». Mais les découvertes des scientifiques débouchent sur des applications concrètes. Notamment dans le domaine de la santé, avec la création d’un centre destiné au traitement de cancers.
De nouvelles structures nanomètriques (de l’échelle du millionième de millimètre) sont aussi mises au point au bord de l’Aar. Elles servent par exemple au développement des nouvelles générations de puces d’ordinateur ou de disques durs.
Des tests sont aussi menés dans le domaine de l’énergie. «Il est urgent d’améliorer la capacité des batteries au lithium utilisées dans les voitures électriques, explique Joël Mesot. On cherche et on trouve ainsi de nouveaux matériaux pour améliorer la durée de vie des batteries.»
Des chercheurs planchent sur le perfectionnement de piles à combustible (à l’hydrogène) pour voitures. L’Institut Paul Scherrer est d’ailleurs partenaire du projet Benelos (avec notamment Swatch Group et Groupe E) visant à produire un véhicule propulsé à l’hydrogène. Le défi: réduire le coût de production et améliorer l’efficacité.
D’autres scientifiques développent de nouveaux catalyseurs. Ces éléments sont entre autresutilisés pour réduire les émissions nocives des véhicules à essence et au diesel. Ils servent aussi à accélérer les réactions chimiques dans l’industrie (par exemple pour la production de diamants, destinés à la découpe et au meulage). Une des dernières trouvailles des scientifiques: ils ont réussi à mettre au point un filtre qui capture l’iode dégagé lors d’accidents nucléaires. «Il est en cours d’industrialisation», précise Joël Mesot.
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Un physicien renommé
portrait. Joël Mesot est originaire de Fiaugères, où vivent ses parents à la retraite, Paul et Eliane. Son père était mécanicien de précision, puis chauffeur de bus, sa mère vendeuse. «Pour des raisons professionnelles, mes parents sont partis du village. Ils y sont retournés une fois à la retraite. J’ai grandi entre Morges et Genève où j’ai fait mes écoles. Mais on passait toutes les vacances à Fiaugères et à Villars-sous-Mont, où vivait ma grand-mère. Je suis fribourgeois. Mes parents m’ont légué les valeurs positives de ce canton. J’ai mes racines en Veveyse et en Gruyère. J’essaie de venir régulièrement dans la région.» Joël Mesot a un frère, Patrick, guide de montagne à Leysin.
A l’Institut Paul Scherrer, le bureau de Joël Mesot est sobrement décoré. Un grand cactus et… une cloche de vache côtoient des piles de classeurs et de publications scientifiques. Directeur du centre de recherche depuis le 1er août 2008, le Fribourgeois est un physicien de renommée internationale dans le domaine des supraconducteurs. «C’est une classe de matériaux présentant de nouvelles caractéristiques électroniques. Ma spécialité, c’est d’étudier leur comportement à haute température.» Dans le domaine, la haute température se situe à… –170°C.
Le mandat de Joël Mesot court jusqu’en 2016. «Mon rôle est de développer la stratégie de l’Institut, d’assurer son financement en faisant le lien avec les autorités et de participer au recrutement des spécialistes.» Egalement professeur à l’EPFL et à l’EPFZ, le Fribourgeois est membre du Conseil des Ecoles polytechniques fédérales (EPF), l’organe de direction stratégique et de surveillance des EPF. Marié, le directeur a deux enfants. Il habite à Gansingen, à 10 km de son lieu de travail.
Après des études à l’EPFZ, Joël Mesot a obtenu son doctorat en 1992, grâce à ses recherches sur la diffusion de neutrons dans les supraconducteurs. Il a alors intégré l’Institut Paul Scherrer, comme collaborateur scientifique. Il est un des artisans de la mise en place de la source à neutrons, inaugurée en 1996. Après une parenthèse de deux ans à Chicago (de 1997 à 1999, comme chercheur invité de l’Argonne National Laboratory), il a retrouvé l’Institut Paul Scherrer et l’EPFZ où il a assuré plusieurs fonctions de responsable. TG
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