Le bon grain et l’ivresse

| sam, 14. sep. 2013
A l’image des trois mousquetaires, ils étaient quatre et se faisaient appeler «les chevaliers de l’aurore». Voici l’histoire d’une photographie de Jules Gremaud, qui témoigne du passage de Gustave Courbet à Bulle, en 1876.

C’est à la fois l’histoire d’une photographie et de son destin. Un tirage à l’albumine bruni par le temps, collé sur un cartel ocre et légendé à la main «Seeberger, Gapany, Courbet le peintre et Weitzel». L’image date de 1876 et montre l’auteur de L’Origine du monde attablé avec des «notables bullois», repus après un repas que l’on imagine arrosé de plusieurs chopines de vin. Prise par Jules Gremaud – dit Poto, car il avait perdu le h de son enseigne Photo Gremaud – elle a sans doute été mise en scène dans son studio de la Poterne, à Bulle.
Ce cliché rarissime de l’exil de Courbet en Suisse ressort à intervalles réguliers des archives du Musée gruérien. En 2014, il sera notamment prêté au Musée Rath, à Genève, pour la grande exposition consacrée à «cette sorte de matérialiste épais», ce «robuste gaillard à la barbe frisée qui savait si bien rire, chanter et boire».
Mais, remontons le fil de l’histoire. Le 16 mai 1871, la colonne Vendôme (à Paris) est abattue par des communards soi-disant inspirés par Gustave Courbet (1819-1877). Six mois prisonnier, le révolté est condamné à passer à la caisse (323091 fr. 68 de l’époque). Comme un cheval fou, il refuse l’obstacle et trouve refuge en Suisse, à La Tour-de-Peilz.
«Le peintre d’Ornans habitait alors une grande maison basse, située au bord du lac, où il avait installé une galerie de tableaux anciens dont il nous fit les honneurs, à Victor Tissot et à moi, en pince-sans-rire émérite. Il nous présentait des Titien et des Véronèse de la plus pure brocante en des termes ironiques», raconte en 1926 Henri Flamans-Aebischer, le premier conservateur du Musée gruérien.


Séjour à L’Autruche
Les amitiés de Courbet sont larges alentour. A Fribourg, il séjourne à L’Autruche, chez Jacques Despont. Il fréquente la sculptrice Marcello, le poète Max Buchon, le professeur Auguste Majeux. Tout comme le Cercle littéraire et de commerce, dont il devint membre honoraire et à qui il offrit un buste de La liberté, aujourd’hui perdu.
Habitué du Café du Centre à La Tour-de-Peilz, «le soiffard barbu descend jusqu’à cinq litres de chasselas par jour» et se livre à «des discussions politiques enflammées avec ses amis». Surtout, Courbet s’adonne fiévreusement à la peinture, et pas seulement pour rembourser sa dette. Il côtoie ainsi Auguste Baud-Bovy, qui aurait pu l’inviter en son château de Gruyères.


Solides corpulences
En 1876, un an avant sa mort le 31 décembre, Courbet s’encanaille à Bulle, où «il s’était constitué un faisceau d’amis». Parmi eux, on reconnaît trois vaillants mousquetaires, qui affichent de belles moustaches et de solides corpulences. Il y a là Melchior Seeberger, musicien lucernois et directeur de la fanfare de Bulle. A la droite de Courbet, Maxime Gapany (parfois orthographié Max de Gapany), capitaine des carabiniers et greffier à Vuippens après avoir avorté ses études de notaire. Enfin, Louis Weitzel, négociant à Bulle (ou brasseur, ou collectionneur, c’est selon), dont on se souvient qu’il disparut sans laisser de traces dans les années 1895-1896, comme il l’avait toujours annoncé…


«Compagnie vineuse»
Une notice retrouvée au Musée gruérien nous en apprend davantage: il est écrit que «Courbet allait aux champignons avec l’avocat Morard» et qu’il séjourna chez Gapany en Fontanaux, à Echarlens. On apprend que le nom «Courbet» était taillé au couteau sur un banc près de la ferme du Coude (à droite en montant à Morlon). Et que les tenants de cette «compagnie vineuse» – comme l’écrit L’Illustré en 1961 – étaient affublés du titre de «chevaliers de l’aurore».
En effet, on lit que Weitzel – qualifié de radical «avancé» – avait «installé une roulotte de saltimbanque au bord de la Trême pour y recevoir en toute autonomie une société triée sur le volet et qui ne devait rien à personne», où lui et ses amis «reconstruisaient le monde» jusqu’au petit matin.
L’ancien syndic de Bulle Lucien Despond donna, en 1950, sa version des faits à Henri Naef, conservateur du Musée. «L’épithète “les chevaliers de l’aurore” était donné à un certain groupe d’artisans qui venaient siroter, à 5 h du matin, des boissons spéciales au Café de la Promenade, sauf erreur», se souvient celui qui n’avait que 7 ans à l’époque. «Elle ne s’appliquerait donc pas aux amis de Courbet… qui ne se levaient pas le matin.»
Proche des cercles démocratiques et radicaux vaudois et fribourgeois, Gustave Courbet avait le contact facile. Membre de la chorale de Vevey, il se mêlait aux sociétés locales, à qui il n’hésitait pas à offrir des toiles en guise de prix pour les tombolas. Rien d’étonnant qu’il passât donc à Bulle «des nuitées vineuses et chantantes», dont la photo de Jules Gremaud est aujourd’hui le dernier témoin.
En effet, mis à part un portrait réalisé par Paul Metzner, à La Chaux-de-Fonds, le tirage du Musée gruérien est l’un des seuls qui montre Courbet lors de son séjour en Suisse. Cette curiosité a ainsi été reproduite à de nombreuses reprises, par exemple dans le journal Radio Actualités, en 1944, ou dans La Liberté, pour le centenaire de la mort du peintre, en 1977.
Les chevaliers de l’aurore ressortirent également de l’oubli, lorsque la presse locale consacra des articles à Anna Merz-Souvey pour son nonantième anniversaire, en février 1962. On pensait alors qu’elle était le dernier modèle vivant du peintre d’Ornans.

 

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Des Courbet qui n’en sont pas tous
Du séjour de l’artiste en Gruyère, il ne semble rester aucune peinture. En effet, la toile Portrait d’une jeune Bulloise, attribuée à Courbet dans l’actuelle exposition permanente, est sans doute de la main de Cherubino Pata, élève de Courbet et peintre ambulant. A la fin de sa vie, Courbet «n’hésitait en effet pas à signer des œuvres de ses élèves», notent les exégètes de son œuvre.
Le témoignage d’Anna Merz-Souvey était pourtant si beau à raconter: «Il m’avait tout de suite remarquée à la rue de la Promenade, raconta-t-elle à L’Illustré en 1961. Alors il demanda à mes parents la permission de faire mon portrait. Il vint chez nous, à La Verrerie, où nous habitions.» Selon elle, le portrait fut exécuté dans la maison Corsand, au-dessus du Restaurant du Marché, à côté de l’Institut Saint-Croix, à Bulle.
L’histoire de cette fille au visage de «vif-argent» se perpétua durant dix ans, d’hebdomadaires en quotidiens, jusqu’à ce que Pierre Gremaud, fils du conservateur Henri Gremaud, la retrace encore dans La Liberté du 13 août 1971.
Acquise par Victor Tissot en 1919
Durant ces années, le Musée gruérien se montrait particulièrement fier de ses six toiles de Courbet, dont finalement une seule semble de son cru.
Tour à tour appelée Les rochers d’Ornans, Souvenir d’Ornans ou Environs d’Ornans, cette petite toile (33 x 41 cm) fut acquise par Victor Tissot en 1919 et exposée à La Tour-de-Peilz en 1950. Quant aux autres, seule une expertise permettrait de trier le bon grain de l’ivraie, selon Pierre Chessex, spécialiste de Courbet en Suisse. CD

 

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Fin de vie éclatante
En attendant la grande exposition que lui consacreront, en 2014, la Fondation Beyeler, à Riehen, et le Musée d’art et d’histoire de Genève, Gustave Courbet est à l’honneur dans La claire fontaine, un roman de David Bosc, qui fait partie de la première sélection pour
le prochain Goncourt.
L’écrivain français installé à Lausanne trace les dernières années de vie éclatantes du peintre d’Ornans, exilé à La Tour-de-Peilz après la chute de la colonne Vendôme. «L’homme qui venait de franchir la frontière était un homme mort et la police n’en savait rien.»
Avec un style allègre et une documentation précise, David Bosc préfère à la stricte biographie une évocation frétillante de ce Gargantua de l’art – «le fort accent, des manières de terrassier, une bonhomie d’auberge» – de cet homme qui «se prêtait aux farces et aux calembredaines» pour lutter contre les affres de la réalité. CD


David Bosc, La claire fontaine, Editions Verdier

Commentaires

Article très intéressant! Un des protagonistes de la photo est mon arrière-grand-père. Il s'appelle Maxime Gapany. Monique Ekelof-Gapany

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