«Les christs de Walter Cottier sont médités, pas sculptés»

| sam, 02. nov. 2013
On connaît le cimetière de Bellegarde pour ses croix sculptées à la main, surmontées de toit en bardeaux. En revanche, on se souvient moins de son initiateur Walter Cottier, décédé en 1995.

PAR CHRISTOPHE DUTOIT


Tout commença à la fin des années 1940. A cette époque, les croix du cimetière de Bellegarde étaient encore en fer forgé, comme partout ailleurs dans la région. Mais, à la mort de son grand-père, Walter Cottier n’avait pas les moyens de faire ériger un tel monument. Il lui sculpta alors une croix en bois avec son canif militaire. Sans le savoir, le chevrier de Kappelboden venait d’initier une tradition qui perdure encore, bientôt vingt ans après sa mort.
A Bellegarde comme ailleurs, les familles des défunts fleurissent les tombes le jour de la Toussaint (le 1er novembre) en prévision de la Fête des morts (le 2 novembre). «Dans les années 1960 à Bellegarde, il y avait en moyenne six à sept enterrements par année. Les gens préparaient les tombes pour la Toussaint et il arrivait que Walter Cottier ne parvienne pas à finir la croix qu’on lui avait commandée», raconte Werner Schuwey, ancien organiste de la paroisse et proche ami du sculpteur. «Walter Cottier était un artiste à 100%. Il lui fallait des visions. Et, parfois, il n’y arrivait pas. Ce qui le faisait beaucoup souffrir.»
Né en 1921 dans le hameau de Kappelboden, Walter Cottier a grandi dans une famille pauvre. «A l’école, il disait qu’il ne savait rien, qu’il n’avait pas assez à manger pour bien apprendre, se souvient Werner Schuwey. A la fin de sa vie, la dernière croix qu’il ait sculptée était pour le filleul de mon épouse. Il a mis trois ans avant de se décider. “Que faire pour un jeune homme parti à l’âge de 20 ans?” me disait-il. Nous étions très émus lorsqu’il a fait le panneau pour Arno: une gerbe de blé, mais avec un épi cassé. Je lui ai alors dit: “Pour créer un symbole pareil, tu ne diras plus jamais que tu ne sais rien faire!”»
La complicité entre les deux hommes s’est tissée au fil des années. «Souvent, il m’attendait à la sortie de la messe, raconte l’enseignant retraité. On faisait un bout de chemin ensemble. Même si c’était un détour, ça valait toujours la peine de faire cette promenade avec lui.»
En 1988, la Deutschfreiburgerische Arbeitsgemeinschaft décerne son prix culturel au garde-chasse cinéaste Venantius Peissard et au sculpteur Walter Cottier. «Il était très reconnu à la fin de sa vie, même si certains “montagnards” n’ont peut-être pas compris son talent, avoue Werner Schuwey. Walter était très introverti, très sérieux. On ne riait pas tellement avec lui. Un jour, je le prenais en photo et j’ai essayé de le faire sourire. Mais, ce n’était pas lui.»


Rongé par la souffrance
Au contraire, l’homme était rongé par la souffrance. En visite cette semaine dans le galetas de l’église de Bellegarde, le curé Huber a eu cette phrase qui résume tout:  «Regardez ses corps du Christ! Ils ne sont pas sculptés, ils sont médités.» Normal pour un homme qui a passé une bonne partie de sa vie à incarner le divin.
Werner Schuwey se rappelle avoir vu de la lumière en pleine nuit dans l’atelier de Walter Cottier. «S’il venait d’avoir une idée, il se levait tout de suite pour commencer à sculpter. Pour une femme décédée sans parenté, il ne savait pas comment s’y prendre. Jusqu’à ce que vienne l’illumination. “Je vais lui faire des roses. Mais sans les épines.”»
Pour orienter son œuvre, la famille des défunts lui donnait des photos, des esquisses ou des plans à l’échelle. «C’est ce qui le faisait beaucoup souffrir. Il n’était jamais content de lui et très critique face à son travail. Sans compter la maladresse de certaines personnes du village qui lui a fait perdre le peu de confiance qu’il avait en lui.»


Crucifix fins et sans luxe
«Sa préférence allait aux crucifix fins, sans luxe. Il aimait le détail. “Est-ce que l’on voit les crampons de mes souliers?” Je le rassurais. “Oui Walter, on les voit.”»
Pour se «divertir», Walter Cottier fanait des maigres alpages en été et pratiquait le ski de fond en hiver. «Un jour, il était prêt à acheter des nouveaux skis. Il a choisi une paire au magasin et il est parti les essayer. Une heure plus tard, il est venu rendre les skis. C’était trop de luxe. Et il n’osa même pas dire à son frère qu’il était parti faire du ski de fond durant l’après-midi…»


A noter que l’émission Passe-moi les jumelles a réalisé un reportage sur le cimetière de Bellegarde en 2011, visible sur le site www.rts.ch

 

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«Tout le monde est égal devant la mort»


L’année passée, Werner Schuwey a fait vingt-quatre visites guidées du cimetière de Bellegarde, sans pour autant que ce lieu de recueillement devienne une attraction touristique. «C’est toujours un moment privilégié. A chaque fois, je m’arrête sur la tombe de Walter Cottier. Je prends un rameau et je signe avec de l’eau bénite. Parfois, je lui dis intérieurement: “Je pense que tu n’en as plus besoin…”.»
Dans son atelier, le sculpteur avait lui aussi recours à l’eau bénite. «Quand il renversait de la peinture ou donnait un coup de ciseau de trop, il croyait que Satan le chicanait. Il avait toujours un bol d’eau bénite à ses côtés et il
aspergeait son établi. Un jour, il m’a dit: “Mais tu sais Werner, on n’est jamais embêté quand on sculpte le corps du Christ!”»
Les christs de Walter Cottier ont tellement marqué les habitants de Bellegarde que, au bout d’un certain temps, la commission du cimetière ne toléra plus aucun autre style de monuments. «Les membres de la commission ont pris cette décision avec l’idée que tout le monde est égal devant la mort, ce que je trouve très beau», affirme Werner Schuwey.


Menace sur la tradition
«Personnellement, je n’aurais pas été gêné que l’on arrête cette tradition après la mort de Walter Cottier. En 1995, j’avais l’impression que l’époque était révolue, que le cercle s’était refermé.» Au tournant des années 2000, le nombre grandissant des incinérations (environ deux tiers des défunts) et le coût jugé prohibitif par certains ont fait planer une menace sur le cimetière, qui a révisé son règlement en 2001. Il donne dès lors l’autorisation aux personnes qui n’habitent pas la commune de se faire enterrer à Bellegarde, privilège jadis réservé uniquement aux citoyens. En outre, les autorités communales incitent désormais les Jauner à perpétuer la tradition, bien qu’aucune aide financière ne soit pour l’heure accordée.
Depuis une vingtaine d’années, des jeunes sculpteurs ont ainsi affûté leurs ciseaux pour reprendre l’héritage de Walter Cottier: Reinold Boschung, Bernard Buchs, Daniel Julmy ou Dominique Monney.
De son côté, Werner Schuwey a chan-gé d’avis et veille non sans fierté sur le patrimoine de son ami. «Mais il ne reste actuellement plus que quatre ou cinq rangées de croix de la main de Walter Cottier», souligne-t-il. En effet, selon le règlement communal, les familles des défunts doivent récupérer leur croix au terme des 25 ans de la concession. Du coup, il ne subsistera bientôt plus aucune œuvre de l’initiateur du cimetière.
«Nous conservons dans le galetas de l’église les croix que personne ne réclame», explique Jean-Claude Schuwey, le syndic de Bellegarde. Quant à la douzaine de sculptures exposées derrière l’église, Werner Schuwey a soumis l’idée au Conseil communal d’y adjoindre un panneau explicatif, qui pourrait être prochainement installé. Pour que la mémoire de Walter Cottier perdure au-delà de ses «monuments» éphémères. CD

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