«La fierté de dire: je travaille pour le château de Gruyères»

| mar, 31. déc. 2013
Fin janvier, Raoul Blanchard quittera le château de Gruyères. A 55 ans, il laisse un poste de conservateur qu’il occupe depuis 2001. En treize ans, il a vu les visiteurs augmenter et changer.

PAR ERIC BULLIARD

A votre première interview en 2001, vous déclariez: «Lorsque je partirai, je voudrais qu’on puisse dire: “Il a respecté le château…”» Estimez-vous avoir tenu cet engagement?
C’est déterminant dans mon travail. J’ai toujours apprécié le terme de «conservateur»: le château a plus de 800 ans alors que mon passage ici aura duré treize ans et un mois. C’est rien! Le but, c’est de maintenir la substance de l’architecture. Le travail reste important: il y a un besoin d’entretenir les murs, les toitures…
Par exemple, avec la Fondation, nous avons travaillé sur le bâtiment de la conciergerie, qui est devenu un élément clé. Dans la salle du spectacle multimédia, un poteau, qui n’a aucune nécessité, dérangeait. Mais, avec le Service des biens culturels, il était clair que, puisqu’il est là depuis la construction de la charpente, il fallait trouver une solution pour montrer le spectacle avec lui.

Votre entrée en fonction a été difficile: après un mois, le fameux Stéphane Breitwieser vous dérobait une tapisserie de 10 m2
Oui, j’ai tout de suite été mis dans le bain. L’engouement des journalistes était incroyable… J’y pense encore en passant devant cette tapisserie, alors qu’elle est de retour depuis des années et que cet intérêt a disparu… L’avantage de ce vol, c’était de montrer rapidement la nécessité d’améliorer la sécurité.
Involontairement, Breitwieser m’a permis de faire la connaissance de Dominique Pasquier, que j’ai engagé comme surveillant. Je me suis rendu compte qu’il était encore un meilleur conteur! Petit à petit, on a commencé à organiser des balades contées.
Sous votre direction, le château est passé de quelques employés à une cinquantaine…
Quand j’ai repris le château, il y avait le couple Deschenaux, qui s’en est occupé pendant vingt-sept ans, avec un seul jour de congé, le 25 décembre… Moi, je suis arrivé à prendre en moyenne sept jours par année, c’est une évolution! Au début, il n’y avait pas de caisse enregistreuse, je n’avais pas de bureau, pas d’ordinateur… On a commencé avec quatre employés. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes s’occupent d’un mandat au château. Le programme des animations a énormément évolué, avec les visites commentées et les chasses au trésor organisées par Ghislaine Pasquier.
Mon but était de stabiliser le nombre de visiteurs, qui, au début des années 2000, était descendu sous les 140000. Il y avait des pics: quand Hans-Ruedi Giger exposait en 1990, le château atteignait les 180000, mais ce chiffre rechutait l’année suivante. Je suis fier d’avoir atteint cette stabilité, aussi grâce à la programmation des expositions, qui permettent d’augmenter le nombre de visiteurs dans les périodes calmes.

Considérez-vous cette moyenne de 180000 visiteurs comme un maximum ou y a-t-il encore un potentiel d’augmentation?
A part à la Saint-Jean, où les visiteurs se répartissent d’une autre façon sur le site, 1300 à 1400 visiteurs en une journée représentent le maximum, parce que le rythme n’est pas constant de 9 h à 18 h. Mais d’autres éléments sont déterminants: est-ce que Gruyères peut accueillir plus de monde? Les parkings constituent une clé pour le développement de la cité. Il y a un potentiel énorme, inexploité, avec les transports publics: comment faire pour que les visiteurs arrivent à Gruyères en train et qu’on les accueille à la gare pour leur permettre de monter sur la colline?

Avez-vous vu le visiteur type changer en treize ans?
Oui, beaucoup. J’entends encore dire qu’à Gruyères il n’y a que des cars de Japonais. Ceux qui l’affirment n’y viennent jamais! En arrivant, je me souviens d’avoir eu un groupe de 350 Américains. Quelques mois plus tard, le 11 septembre, tout a changé: je n’ai plus vu de grands groupes d’Américains pendant très longtemps, jusqu’à ces dernières années.
J’ai aussi vécu la période où les agences de voyage japonaises fermaient les unes après les autres. De plus, Gruyères et le château sont trop petits pour attirer les Chinois, à l’inverse de Lucerne ou Chillon. Pendant des années, les Espagnols formaient une clientèle nombreuse. Ensuite, on a senti la crise, avec une ou deux années de retard. Il y aussi eu une vague de Brésiliens, de Coréens, ainsi que des gens des Philippines, de Malaisie, d’Inde…

Au total, vous avez présenté 44 expositions: quelle est la plus marquante?
Celle de John Howe, en 2003. J’ai fait sa connaissance en cherchant des troupes médiévales, au cours d’un voyage en Italie. Sur une colline en Ligurie, j’ai vu cet homme barbu, austère, sympa, mais distant. Il était là pour quelques jours, mais il retournait en Nouvelle-Zélande, sur un tournage. Petit à petit, j’ai compris qu’il s’occupait du Seigneur des anneaux. John est venu pour la Saint-Jean à Gruyères en 2002, incognito dans la troupe. J’ai très vite voulu faire une exposition avec lui, mais je ne m’attendais pas à un tel succès: le dernier jour, il y a eu 2500 personnes pour la dédicace!
Les expositions de sculpture m’ont aussi énormément intéressé. La première, de Nag Arnoldi, en 2001, par exemple, celle de Hanneke Beaumont, en 2007 ou encore Tuckson, l’année passée, une surprise totale réalisée avec Christian Dupré: ce sculpteur du Zimbabwe a rempli le château avec ses pierres, ses oiseaux… J’ai toujours aimé monter une exposition avec une autre personne. Anita Petrovski, ma collaboratrice, est importante: nous travaillons ensemble depuis treize ans, avec des regards différents. Quand je doute, si elle me dit qu’elle y croit, je sais que je peux y aller.
 

 

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«C’est le château qui accepte»
Partez-vous avec des regrets, des projets que vous n’avez pas pu réaliser?
C’est normal d’arriver avec plein d’idées et ensuite de se confronter à la réalité. Le château a une telle force qu’il ne nous laisse pas libres de décider: il faut voir ce qu’il accepte! Au départ, j’avais par exemple une idée de spectacle son et lumière, pour la cour intérieure. Techniquement, construire un toit ne posait aucun problème, mais il aurait enlevé le charme de la cour.
Nous n’avons pas les possibilités financières de faire ce qu’on a envie: il faut se contenter de ce qui est nécessaire. Je suis content qu’on ait pu travailler sur la conservation de la salle des Chevaliers et commencer la restauration du salon Corot. Dans la présentation de la collection, nous avons pu acquérir, grâce aux Amis du château, le «gros» du comte Michel. Sinon, je déteste le vert du salon de musique: j’aurais souhaité lui redonner une couleur plus proche de celle que les lambris ont connue à l’origine.
Je regrette aussi de ne pas avoir pu avancer sur l’éclairage extérieur. Même si c’est, au fond, une bonne chose: quand nous avons commencé à en parler, les LED n’étaient pas au point pour un grand bâtiment. Mais l’installation est vétuste: il faudra arriver à quelque chose de moins gourmand en électricité et de plus nuancé dans les effets.

L’annonce de votre démission, en octobre, a surpris tout le monde: était-ce une réflexion mûrie depuis longtemps?
Depuis une année, environ. Mais je crois que j’ai été le dernier à m’en rendre compte… Ma compagne m’a dit que, depuis début 2013, elle ne me trouvait plus tout à fait à 100% dans le travail. Je me suis rendu compte qu’il fallait que je change. C’est comme une sorte de tunnel, dont on sort le 31 décembre, avec des résultats. S’ils sont bons, on dit «magnifique!», mais le 1er janvier, les compteurs sont remis à zéro et il faut à nouveau faire ses preuves… A la longue, c’est extrêmement épuisant. Il y a aussi tellement de domaines où il faut que le capitaine soit à bord que, finalement, il l’est tout le temps. Dans ma vie privée, on m’a dit deux choses: «Ça ne peut plus continuer comme ça!» Et: «Plus jamais!»

De quoi sera fait votre avenir?
Je vais essayer de prendre deux semaines de vacances. Je ne l’ai plus fait depuis treize ans… J’avais au maximum deux jours de suite sans être en contact avec le château. Ensuite, il y a actuellement du mouvement dans quelques musées suisses… A voir.
J’aimerais ajouter que c’est un travail d’équipe, qui n’aurait pas été possible si tout le monde ici n’avait pas eu envie de vivre ce rêve. J’espère que ça continuera ainsi. Je suis très reconnaissant envers tous ceux avec qui j’ai partagé cette fierté de dire: je travaille pour le château de Gruyères. EB

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