PAR PRISKA RAUBER
Ce serait bien de titrer l’article sur la nécessité d’avoir une carte de donneur sur soi.» Engagé, Jean Tinguely, c’est le moins qu’on puisse dire. Engagé pour le don d’organes, qui lui a offert une seconde chance voilà vingt ans. Une renaissance vécue à l’âge de 63 ans. «Sans ce nouveau cœur, il y a longtemps que j’y serais passé. Le mien ne fonctionnait plus qu’à 17% au moment de ma transplantation. Alors oui, il est important que chacun ait sa carte de donneur sur lui.» Du moins que chacun y pense et se positionne, même si envisager sa mort bouscule le carpe diem. Mais se retrouver un jour en face de cette problématique n’arrive pas qu’aux autres, rappelle le Gruérien. Et le pays, comme beaucoup d’autres, manque sévèrement de donneurs. L’année passée, sur 102 personnes dans l’attente d’un cœur, 35 ont pu être transplantées.
Le sort des 67 autres égratigne littéralement le cœur de Jean Tinguely. Lui qui sent battre celui de son donneur. Une personne à qui il pense tous les soirs avant de s’endormir. «C’est une émotion puissante. Il y a dans ce lien un fantastique contrat de vie entre deux êtres qui ne se connaîtront jamais. Lui est mort, et moi, grâce à lui, je vis…» Bien sûr, il aimerait savoir qui il était, remercier sa famille, mais il respecte le principe de l’anonymat. «C’est mieux de ne pas savoir. Ça pourrait générer des conflits.» Dans son long combat en faveur du don d’organes, il a parfois entendu des phrases «désappointantes»: «Certains seraient pour le don, mais ne voudraient pas que leurs organes aillent à des personnes de couleur… Bref.»
Sept infarctus
Lui ne retient dans ce geste que le merveilleux don qui transcende la vie. La sienne ne tenait plus qu’à un fil. Jean Tinguely a été terrassé sept fois par un infarctus, par cette impression qu’on vous arrache un bras, la poitrine écrasée, avec bien souvent la mort comme épilogue. Il avait 32 ans au premier. Quatre suivront en quatorze mois. Très vite pourtant, il arrête de fumer ses dix gros cigares par jour et restreint les bonnes bouffes et les petits verres. «Il y a aussi, ma foi, une question d’hérédité. Mon grand-père est mort d’un infarctus à 39 ans. Mais ma chance a été de n’avoir développé ni diabète ni cholestérol.»
Il sera opéré trois fois à cœur ouvert. Sombre dans le coma pendant près d’un mois. En 1993, le cardiologue Jean-Jacques Goy lui annonce que seule une transplantation pourra désormais le sauver. «Il a alors demandé un cœur en première priorité, il l’espérait dans les deux ou trois jours…» Jean Tinguely, Tintin pour les intimes, restera finalement quatre mois et 17 jours en soins continus au CHUV, à l’attendre. Dans l’optimisme, sa nature. Le 19 novembre à 22 h, Swisstransplant annonce qu’un cœur a été trouvé, qu’il est en route vers Lausanne. «J’ai eu dix minutes pour faire mes téléphones. Je n’étais pas inquiet, ce n’est pas mon genre!»
A 10 h le lendemain, on annonce à sa femme que l’opération de douze heures s’est bien passée. Provisoirement. «Quatre jours après la transplantation, j’ai fait une hémorragie interne. On a dû me rouvrir le torse. Donc, ça fait que j’ai eu six fois la carcasse ouverte!» Sans compter la vingtaine d’opérations qui suivront, jusqu’à aujourd’hui, à cause des effets secondaires des médicaments antirejet. «Ils abîment les os. Mes épaules, mes hanches, mes genoux ne sont plus que de la caillasse.» A l’heure où vous lisez ces lignes, Jean Tinguely vient de subir sa 24e opération. Sans appréhension, malgré le danger. «Vous savez, je vais me faire opérer comme je vais boire un café avec vous!» C’est sa femme, surtout, qui se tourmente.
Le greffé devient un malade chronique. «Tous ces médicaments à prendre, à vie. Aujourd’hui j’en
ai 54 par jour. J’en ai eu jusqu’à 72.» Dont le pire, cet immunodépresseur antirejet et ses redoutables effets secondaires: crampes, maux de tête, décalcification des os. Alors certes, son nouveau cœur lui a donné une seconde chance, mais cette renaissance s’accompagne de nombreuses contraintes.
Finie la bonne chère
L’hygiène de vie aussi, qui doit changer. Jean Tinguely n’a plus droit à l’eau du robinet, au jus d’orange, à l’alcool, au café, à ce qui est salé ou cru, ni aux tomates, aux haricots, aux fraises ou aux champignons. Dur pour ce fin gourmet qui aimait la bonne chère. «La nourriture n’est plus un plaisir. Juste un carburant. Mais maintenant je m’y suis fait. Et je suis sûr que c’est parce que j’ai respecté les consignes à la lettre que je suis encore là. Sinon, ce cœur aurait été perdu, pour rien.»
L’octogénaire relève sa chance. Ce don, son positivisme, mais aussi son épouse, présente, aux petits soins, patiente. Alors pour rendre un peu de cette fortune, il a créé en 1994 la Fondation lausannoise pour la transplantation cardiaque, qui collecte des fonds. Un engagement de vingt ans en faveur du don d’organes, à organiser des concerts, des banquets de soutien, à mobiliser les médias et à distribuer des cartes de donneurs à tout va. «Vous n’oublierez pas d’insister sur la nécessité d’avoir sa carte, n’est-ce pas?»
----------------
«Il faut avoir sa carte de donneur»
Pour Jean Tinguely, qui vit depuis vingt ans avec le cœur d’un autre, il est évident qu’il faut avoir sa carte de donneur sur soi. D’autant que comme beaucoup de pays, la Suisse manque de donneurs. Le taux se situe à 13 pour un million d’habitants (contre plus de 30 en Espagne et environ 25 aux Etats-Unis). «Ces quatre dernières années, la liste d’attente est passée de 996 à 1238 patients en attente d’une transplantation», précise le Centre de transplantation d’organes du CHUV. En 2009, trente patients ont été greffés du cœur avec un temps d’attente de 179 jours. Au 30 septembre 2013, les 25 patients transplantés cardiaques ont attendu en moyenne 284 jours. Cinquante-deux personnes en attente d’une greffe sont décédées en 2012.
Le problème de ce manque d’organes réside surtout dans le décalage entre la technique et les mentalités. Si les transplantations sont médicalement au point, le don relève d’un positionnement complexe chez l’être humain, sur la manière dont il perçoit son identité et sa propre fin. Sur le principe, la majorité des gens sont pour. Mais de là à faire le pas et à porter sa carte de donneur… Sur cette base, le Conseil fédéral a envisagé l’an passé d’introduire le principe du consentement présumé: quiconque ne s’oppose pas expressément est disposé à faire un don. Il y a renoncé, s’appuyant sur l’avis de la Commission nationale d’éthique, qui considère que cette solution menace les droits de la personnalité. La Confédération préfère soutenir la mise en place de coordinateurs bien formés aux niveaux local, régional et national, la création d’une agence nationale du don d’organes ainsi qu’une information accrue de la population.
Les réticences les plus fréquentes des potentiels donneurs concernent la peur de n’être pas tout à fait mort au moment du prélèvement d’organes, selon Marlyse Tschui, journaliste suisse auteure de Don d’organes, donneurs, greffés et soignants témoignent, paru en 2003 aux éditions Anne Carrière. Une enquête d’où ressort l’importance de la dimension psychologique, des croyances et des superstitions dans ce domaine. Comme celle de devenir un objet de tentation: que les médecins se précipitent un peu trop vite pour déclarer mort le détenteur d’une carte. Ou que le fait de porter cette carte soit considéré comme une invitation par la grande faucheuse. «Ce qui compte, en définitive, c’est de décider. Et décider de ce qui est juste selon soi, sans crainte de jugement», plaide Marlyse Tschui. Décider pour éviter à ses proches de s’en charger, dans un moment déjà des plus pénibles.
swisstransplant.org
Ajouter un commentaire