Histoire de stars et de paillettes

| mar, 25. fév. 2014
Installé depuis un demi-siècle à Mülligen, le centre de production de semence de Swissgenetics récolte chaque année plus de trois millions de doses de spermatozoïdes. «La Gruyère» a pu visiter ce saint des saints.

PAR CHRISTOPHE DUTOIT
D’ordinaire, le taureau monte sur la vache dans un pré et le petit veau naît neuf mois plus tard. Bien que quelques éleveurs pratiquent encore cette monte naturelle en Suisse, la grande majorité d’entre eux ont recours à l’insémination artificielle depuis une cinquantaine d’années. Ils choisissent la semence de taureaux sélectionnés pour leur excellente génétique et fécondent leurs vaches qui donneront naissance, elles aussi, à un veau neuf mois plus tard…

En Suisse, la récolte de ces spermatozoïdes se pratique principalement à Mülligen, dans le centre de compétences pour la production de semence de Swissgenetics. «Nous sommes une sorte de monastère pour taureaux», sourit le chef d’équipe Josef Kneubühler, notre hôte du jour. Ne franchit cependant pas qui veut la clôture de ce lieu hautement protégé au niveau de l’hygiène, pour éviter toutes formes d’infections. «Chaque année, nous accueillons plus de mille visiteurs. Ils peuvent nous regarder travailler, mais ils restent derrière la barrière.»

Pas de germes pathogènes
Alors que la brume peine à se dissiper sur la campagne argovienne, nous enfilons une combinaison verte, de hautes bottes et nous nous désinfectons rigoureusement les mains. Pas question d’emmener à l’intérieur le moindre germe pathogène! Né à quelques encablures, le Gruérien d’adoption Markus Hitz est également du voyage. Sire analyst récemment retraité, il retrouve dans la salle de récolte les 17 taureaux holstein qu’il a sélectionnés pour leur valeur d’élevage ou leurs caractères génomiques.

Environ 120 taureaux sont en stabulation à Mülligen, après la quarantaine et la phase d’élevage   à Langnau bei Reiden, où ils ont appris les rudiments de la sociabilisation. «Ici, ils donnent leur semence deux fois par semaine, selon les quantités dictées par les sire analysts de chaque race, qui décident en fonction du marché», explique Josef Kneubühler.

Comme au peep-show
Depuis 7 h, le même cérémonial se déroule immuablement. Une dizaine de taureaux sont attachés au fond de la salle de récolte. «Ils regardent ce qui se passe, comme dans un peep-show, sou-rit le vétérinaire. Il est important que ce soit un moment agréable pour eux, pour qu’ils produisent la meilleure semence possible.» Cette première stimulation visuelle a pour but d’émoustiller les géniteurs. En effet, certains taureaux ont une libido parfois réduite et il faut de toute manière leur laisser un certain temps pour préparer une quantité suffisante de spermatozoïdes.

Dans ce rituel bien rodé et régi avec une concentration exemplaire, les conducteurs amènent les taureaux au mannequin ou au boute-en-train, un taureau dont la simple présence provoque un réflexe congénital d’excitation. «A Mülligen, on n’utilise pas de va-ches, note Josef Kneubühler. Et il ne doit pas y avoir de pénétration, car on a envie de récolter la semence! Avec le boute-en-train, il faut juste que les taureaux fassent des fausses montes, des mouvements avec leur pénis pour attiser leurs ardeurs. Nous devons optimiser au maximum la production de spermatozoïdes.»

Les taureaux s’entrecroisent ainsi durant une dizaine de minutes. Puis, dès qu’ils sont «chauds», le responsable de la récolte s’avance avec son vagin artificiel, une poche stérile maintenue au plus proche de la température corporelle de la vache. Dans un mouvement à la précision horlogère, il attend que le taureau grimpe sur le mannequin, puis saisit le pénis en érection de la main gauche et offre le vagin artificiel. Ce qui produit instantanément un brutal orgasme où la bête décharge enfin l’éjaculat tant espéré.

Assurer la traçabilité
Alors que le taureau retombe sur ses pattes un peu penaud et satisfait du devoir accompli, le récolteur sort son pistolet, vise l’oreille et enregistre sur la boucle électronique les coordonnées du géniteur. «Un de nos défis majeurs est, évidemment, d’assurer la traçabilité du taureau, note le chef du centre. A ce moment de la manœuvre, le potentiel de dommages est énorme et la moindre erreur serait catastrophique.» De retour dans son petit local, il connecte les données recueillies à l’ordinateur, qui imprime le code-barres sur une étiquette immédiatement collée sur la fiole de semence.

«Les jeunes taureaux sont capables de donner entre 100 et 150 doses par éjaculat», affirme le vétérinaire. Les plus vieux possèdent des testicules plus gros et plus mûrs et peuvent produire jusqu’à mille doses en un seul éjaculat! «Dans une vie, un bon taureau peut vendre jusqu’à 100000 paillettes, précise Markus Hitz. Loin derrière toutefois des légendes canadiennes qui ont vendu plus d’un million de doses dans leur carrière.»

En général, les conducteurs tiennent à récolter la semence dans la salle. «Ça va plus vite et c’est plus facile à nettoyer et à désinfecter.» Mais, parfois, certains taureaux ne s’accoutument pas à ce local froid et peu propice à aiguiser leur désir. Du coup, la récolte a lieu à l’extérieur, sur du sable, ce qui pose moins de problème de stabilité, surtout pour les vieux taureaux.

Tout au long de l’année, le centre de Swissgenetics produit ainsi près de 10000 éjaculats. Pendant que les vénérables géniteurs meuglent comme de vieilles tuyauteries (Sie röhren, dit-on en allemand), la fiole de semence entre dans le laboratoire par un sas tempéré. De leur côté, les visiteurs prennent la porte opposée et sont priés de se changer, d’enfiler chaussons et blouse blan-che et de se redésinfecter leurs mains.

Changement de décor. La froidure de la salle de récolte fait place à l’agréable moiteur du laboratoire. Ici, le temps est compté. La première opération consiste à analyser le volume et la densité de l’éjaculat à l’aide d’un spectromètre. Sachant qu’une dose devra contenir au moins 15 millions de spermatozoïdes, l’ordinateur calcule instantanément le nombre de paillettes à produire.

Dilué avec du jaune d’œuf
Ici, l’opératrice observe également la motilité des spermatozoïdes grâce à un microscope dont l’image – agrandie 200 fois – est visible sur un grand écran. «A ce stade, entre 5% et 8% des éjaculats sont jetés, car ils n’atteignent pas le taux de 75% de spermatozoïdes normaux», explique Josef Kneubühler.

Après avoir été analysée et acceptée, la semence est ensuite diluée manuellement avec du jaune d’œuf, de la glycérine, du fructose et des antibiotiques, une prescription obligatoire en matière sanitaire. «Dans ce milieu, les spermatozoïdes auront ainsi toutes les chances de survivre et d’atteindre l’ovule pour la féconder.»

Le premier parcours du combattant des spermatozoïdes tou-che bientôt à sa fin. Dans la salle adjacente, la semence est conditionnée dans de fines paillettes en plastique, sur lesquelles s’inscrivent automatiquement un code-barres et toutes les données inhérentes au taureau.

Les doses sont ensuite déposées sur un rack métallique en vue de leur cryogénisation. «On veut que toutes les paillettes aient les mêmes chances. Il ne faut donc absolument pas qu’elles se touchent.» Les racks sont alors rangés dans des cartons et posés dans la chambre frigorifique, où la température passe de 22°C à 5°C en quarante minutes. Pendant la congélation, la température des doses est abaissée à –140°C en sept minutes. Enfin, elles sont mises en quarantaine durant trente jours dans de l’azote liquide à –196°C.

A ce stade, un contrôle de qualité permet de déterminer si la chaîne de production s’est bien déroulée. «Il faut qu’au moins 50% des spermatozoïdes aient survécu à la congélation.» Chaque année, le centre de Mülligen produit de la sorte environ 3 millions de doses, vendues entre 40 francs et 55 francs sur le marché. «Notre centre est agréé par l’Union européenne et répond aux standards internationaux, conclut Josef Kneubühler. Nous gérons également les doses importées depuis l’étranger.»

Le brouillard se lève enfin sur l’Argovie. La visite prend fin. Ce matin, près de 30000 paillettes se sont ajoutées au stock de Swissgenetics. Et, dans quelques mois, les premiers petits veaux issus de ces spermatozoïdes s’ébroueront gaiement dans les prés.

 

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La semence sera sexée à Mülligen

Apparu en 2003 sur le marché américain, le sexage de la semence est en forte progression dans le milieu de l’élevage suisse (+31% en 2013 par rapport à 2012). A tel point que Swissgenetics va prochainement accueillir sur le site de Mülligen le premier centre de production indigène, en collaboration avec l’entreprise Sexing Technologies.

Pouvoir déterminer à l’avance le sexe d’un descendant est un vieux rêve de l’être humain. «Le sexage de la semence n’a absolument rien à voir avec la manipulation génétique, explique d’emblée Dominique Savary, éleveur à Sâles et vice-président de Swissgenetics. Il s’agit uniquement de trier les spermatozoïdes mâles et femelles.» En effet, le sexe du veau est exclusivement déterminé par le chromosome X ou Y du spermatozoïde gagnant lors de la fécondation de l’ovule.

Pour les races bovines, la procédure a été mise au point et brevetée dans les années 1980 aux Etats-Unis. Elle part d’un principe tout simple: les spermatozoïdes femelles portent un chromosome X qui contient environ 3,8% d’ADN de plus que le chromosome Y. Cette différence permet de trier et d’isoler les spermatozoïdes mâles ou femelles, avant de les conditionner dans des paillettes, de la même manière que pour les doses conventionnelles.

Sperme suisse «sexé» en France
Depuis le printemps 2009, plusieurs taureaux suisses ont trouvé leur place sur le marché de la semence sexée. Swissgenetics a en effet conclu un accord avec le laboratoire de Roulans, près de Besançon, en France voisine. Ainsi, les géniteurs sélectionnés font régulièrement le voyage en camion, car la semence ne peut être utilisée qu’à partir d’un éjaculat frais. «Bien que ce site ne soit qu’à deux heures et demie de Mülligen, il ne nous offre pas suffisamment de souplesse, explique le Sâlois. Aujourd’hui, grâce notamment à la génomique, les taureaux sont de plus en plus vite “démodés”. Avec l’arrivée de ce laboratoire en Suisse, j’espère que l’on pourra également baisser le prix des doses.»

En effet, la demande en semence sexée a explosé ces trois dernières années. «Quand on se rend compte ce que vaut un veau mâle de race laitière (parfois à peine 50 francs à l’âge de quatre semaines), on peut comprendre que les éleveurs préfèrent voir naître des vachettes! Et, à l’inverse, les races à viande n’aimeraient avoir que des mâles.»

Avec l’utilisation de semences sexées, les éleveurs obtiennent neuf fois sur dix le sexe voulu. Toutefois, cette technologie présente encore quelques inconvénients. Le taux de réussite de la fécondation est inférieur de 10% à celui de l’utilisation des doses conventionnelles. En outre, leur prix est plus élevé (près du double), car le laboratoire ne conditionne qu’une dizaine de doses par heure, même si les machines travaillent 24 heures sur 24 et sept jours par semaine. Enfin, les doses de semence sexée sont plus fortement diluées (2 millions de spermatozoïdes contre 15 millions pour une paillette normale).
«Au départ, on nous conseillait de ne féconder que des génisses vierges, se souvient Dominique Savary. Avec l’expérience, les résultats sont également très bons avec des vaches en deuxième ou troisième lactation.»

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