Moqué, maltraité et mal lavé

| mar, 15. avr. 2014
A l’heure du lancement de l’initiative de réparation, Louis Moret, de Riaz, revient sur ses propres souvenirs. Lui aussi a vécu dans la pauvreté, dans la rudesse et dans le manque d’amour. Dans sa famille.

par Priska Rauber

Assis sur le fourneau, le petit Louis, 6 ans, est hélé par son père («le» père, comme il l’appelle encore septante ans plus tard). Il l’attend à l’écurie, comme d’habitude. Sauf que l’enfant a une bonne excuse pour ne pas y être. «Il ne peut plus mettre ses souliers, ils sont trop petits», lance «la» mère. Louis attendra deux semaines sa nouvelle paire de socques. Un instant ordinaire d’une époque ordinaire. Celle où les campagnes étaient peuplées de familles pauvres, souvent sinistres et sévères. Des familles qui ont accueilli ces enfants arrachés à leur mère aussi pauvre ou jugée inapte à leur éducation parce que divorcée, veuve ou alcoolique. Mais, des familles qui n’ont pas mieux offert de tendresse à leurs propres enfants.

«En ce temps-là, beaucoup de gens avaient la vie dure. Mais quelque chose ne tourne pas rond dans le système. Pour mettre au monde dix petits malheureux, il n’y a pas besoin de permis. Mais pour conduire une vulgaire mobylette, il faut passer des examens.» Louis Moret, 78 ans, est davantage chagriné qu’amer lorsqu’il repense à son enfance. Car elle fut pénible. S’il y revient aujourd’hui, «c’est parce que je suis à la retraite et que j’ai le temps de repenser à mes jeunes années. Et puis, aussi, à force de voir des reportages sur ces enfants placés.»

Ils le touchent et le renvoient à sa propre histoire. Le Riazois n’a pas été envoyé en institution. Mais, d’aussi loin qu’il se souvienne, il a été valet de ferme. Pour son père, puis son grand-père, puis sa grand-tante. Dans la dureté et la brutalité, toujours. «Le seul contact physique que j’ai eu avec le père, c’était à cinq ans, un coup de pied au derrière, parce que j’avais mal balayé. Quant à la mère, je crois qu’elle ne m’a jamais souri.» Ses oncles, eux, employaient le fouet. Sa chambre? Sans lumière, encore moins avec un chauffage. Des friandises? A la bénichon et à Noël, peut-être. «Nous étions douze à table, on avait quatre vaches, imaginez.» Louis Moret, né en 1936, est l’aîné des garçons. «Dans notre ferme à
La Joux, toutes les années un bébé arrivait.»

La peau du lait
Il se souvient du jour de sa première communion. Pas parce que c’était jour de fête. Parce que ce dimanche-là aussi, il a pleuré. «Personne ne m’a accompagné à l’église, alors que c’était l’usage et que j’en aurais été fier. Alors, ça m’a brisé le cœur. Le père m’a dit: “Pourquoi tu pleures? T’as pas besoin de travailler aujourd’hui”.» Un autre jour, il aurait dû herser les champs, faire les chars, mener les vaches au taureau à Vuadens, nettoyer l’écurie, avant, entre et après l’école, les dimanches.

«Quelques fois, on allait à droite, à gauche, chez des voisins, pour essayer d’avoir quel­que chose.» Il va souvent boire du lait chez Maria. Un jour, il a eu le malheur de dire qu’il n’aimait pas trop la peau du lait. «Le lendemain, j’ai dû boire une tasse entière remplie que de peaux, qu’ils avaient récoltées dans toutes les autres tasses. Bien sûr, je n’y suis plus retourné. Mais, c’est un peu sadique quand même, non?»

A la fin de la guerre, la famille Moret s’installe dans une ferme des Monts-de-Riaz. Son père est engagé comme domestique chez son frère, sa mère tombe de plus en plus souvent malade. «Ils avaient déjà tout préparé pour éparpiller leurs enfants.» Trois frères et une sœur de Louis Moret sont placés dans un orphelinat, les autres chez la parenté. «Partout nous avons été autant méprisés que chez nous. En institution, imaginez que les personnes qui s’occupaient des enfants ne le faisaient pas pour l’amour du travail. Et, par la force des choses, ces gosses n’étaient pas faciles.»

Lui, chez sa grand-tante à Sâles, en perd jusqu’à son prénom. «Ils m’appelaient Moret, parce qu’il y avait un autre Louis.» Il fut là encore moqué et maltraité. Mal soigné, mal lavé, incompris, inconsidéré. «Ma mère (notez le possessif) était à l’hôpital, j’ai dit à la grand-tante que je voulais aller la voir. Elle m’a répondu “non, pas besoin. Je l’ai vue il y a quelque temps et je n’ai pas vu de signes de mort”. Elle est pourtant morte peu après…» L’aimait-il? «J’ai respecté mes parents. Jus­qu’à la fin. Même si la misère n’est pas bonne conseillère.»

Le jeune Louis, après un an et demi chez sa grand-tante, se présente dans une autre famille pour y être domestique. Il quitte un enfer pour un autre. Enormément de travail, toujours, et du sadisme, encore. «Les enfants m’appelaient JeanBus. Le nom du verrat.»

Coup de pied à la misère
Si la peine déborde de ses souvenirs d’enfance, il a relevé la tête dès l’adolescence. «J’ai pu être émancipé à 15 ans et j’ai commencé un apprentissage de maréchal-forgeron. Trois ans et demi plus tard, je l’ai terminé et depuis, j’ai bossé dur.» Pour lui-même et ça change tout. «En plus, j’ai eu de la chance, car, à ce moment-là, les tracteurs arrivaient. Du travail, j’en ai eu. C’est ce qui m’a sauvé d’ailleurs. J’ai eu tellement à faire que j’ai mis de côté mes souvenirs et les sentiments qui vont avec.»

Sauf qu’une enfance sous les coups, sans amour ni même tendresse, laisse des séquelles. Il n’a pas su aimer convenablement ni être assez aimable pour combler sa femme. Mais il a réussi à «donner le coup de pied à la misère» et à offrir à ses trois enfants la possibilité de faire des études. Lui qui n’a pu suivre que «l’EPF, l’école primaire fribourgeoise!»

Mieux que l’argent, des excuses
Une initiative populaire, «Réparation de l’injustice faite aux enfants placés de force et aux victimes de mesures de coercition prises à des fins d’assistance», demande à la Confédération de créer un fonds de 500 millions de francs en faveur des victimes de ces mesures de coercition prises avant 1981.

Les initiants ont jusqu’au 1er octobre 2015 pour déposer 100000 signatures à la Chancellerie fédérale. «Plus de 20000 victimes gravement lésées par ces mesures de coercition vivent encore en Suisse», a précisé Ueli Mäder, professeur de sociologie à l’Université de Bâle. «Ces personnes ont souffert de graves préjudices sociaux et, pourtant, elles ressentent comme un échec personnel les torts qu’elles ont subis.» Le texte réclame également une étude scientifique indépendante et un débat public.

Un fonds de 500 millions assurerait une indemnisation moyenne de 25000 francs pour un enfant volé, une stérilisation forcée ou un internement abusif. Louis Moret n’a pas tout à fait la même histoire, mais la pauvreté l’a éclaboussé de la même manière. Alors, s’il comprend la portée symbolique de cette initiative, il pense pour sa part que des excuses valent davantage que de l’argent. «Certains responsables directs de ces souffrances sont encore vivants. Je voudrais les voir dans la lumière, qu’ils viennent parler et s’excuser à la télé, sur la place publique…»
Là encore, il trouve que «quelque chose ne tourne pas rond dans le système. Ça me chagrine de voir qu’on veut acheter des Gripen, alors qu’un seul de ces avions permettrait de construire 250 villas ou de faire des tas d’autres choses pour s’occuper des 240000 enfants qui vivent en dessous du seuil de pauvreté dans notre pays, aujourd’hui. Mais, bien sûr, pour prendre le problème à bras-le-corps, il faut mettre la main à la pâte…»

 

 

Commentaires

Je comprend tellement cette vie de l'enfance volé, il y avait que les bêtes qui me donnait de l'amour vrai. Arrachée de la famille, sa fait des cicatrices à nos coeurs. Je

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