«L’Etat doit doubler le budget de l’aide à la création»

| mar, 08. jui. 2014
Pour le directeur des théâtres Equilibre et Nuithonie, les créateurs fribourgeois commencent à s’épuiser par manque de moyens.

PAR JEAN GODEL

Le 24 juin dernier, lors de la présentation des créations fribourgeoises à l’affiche de la prochaine saison de Nuithonie, Thierry Loup tirait la sonnette d’alarme: le canton manque à ses devoirs en matière de soutien à la création, pestait le directeur des théâtres Equilibre (Fribourg) et Nuithonie (Villars-sur-Glâne). Thierry Loup explique ici les raisons de son coup de gueule.

Pourquoi tirer aujourd’hui la sonnette d’alarme?
Parce que je vois la catastrophe arriver. Avec dix ans de recul, je constate la précarité croissante des créations fribourgeoises.

Que touche une troupe fribourgeoise qui crée à Nuithonie?
On met à disposition une salle de répétition et un soutien logistique, technique et promotionnel. Ça coûte à Nuithonie entre 80000 et 120000 francs par création. Soit autour d’un million de francs la saison prochaine avec ses 11 créations. Par ailleurs, Nuithonie verse aux compagnies une part de coproduction qui va de 10000 à 40000 francs par projet, dans la moyenne des structures romandes comparables.

Ces sommes émargent au budget de fonctionnement de Nuithonie, donc payées par les communes?
Oui.

Les communes font donc en partie le boulot du canton, censé financer la création selon la Loi sur la culture…
Elles financent les infrastructures qu’elles ont mises à disposition. Je demande simplement au canton de rajouter chaque année la même somme, soit un million. C’est donnant-donnant.

Le canton subventionne déjà la création par des aides directes aux compagnies…
Oui, mais je constate depuis plusieurs années qu’il leur diminue systématiquement son soutien. C’est ça qui ne va pas. On ne peut pas ensuite demander aux créateurs de s’exporter en rabotant chaque fois les subventions: 10000 francs biffés sur un projet, c’est un technicien de moins, des décors en moins, etc. Autant ne rien donner! Ce qui fonctionne, c’ce sont les aides ponctuelles à la création en faveur des compagnies théâtrales confirmées, avec un jury professionnel qui a 400000 francs par an à distribuer entre quatre et cinq projets. Là, il y a des moyens.

Où est le problème, alors?
Dans l’aide aux autres compagnies, celles dites émergentes: là, il manque de l’argent. Parce que les 400000 francs distribués aux compagnies confirmées sont pris sur l’aide globale à la création.

Que réclamez-vous, alors?
Il faut doubler le budget de l’aide à la création, actuellement d’environ 3,5 mio par an pour les arts de la scène, comme cela a été fait il y a une dizaine d’années. Il faut un million de plus par an durant trois ans.

Sinon?
D’ici un an ou deux, je ne pourrai plus accueillir que deux ou trois créations par saison. Car je ne peux pas cautionner pareille précarité: certains metteurs en scène vont jusqu’à renoncer à leur salaire pour permettre à leur projet de se faire. Les créateurs sont en train de s’essouffler, ils travaillent dans des conditions absolument déplorables. Le problème des artistes, c’est qu’ils sont très dispersés et n’ont pas de lobby. Y a-t-il des députés prêts à les défendre?…

Cela ne correspond pas à l’image d’un canton ayant rattrapé son retard en infrastructures…
C’est vrai que depuis ce rattrapage, on pensait que la culture se portait bien. Alors oui, elle va bien avec, cette saison, 40000 spectateurs à Nuithonie et Equilibre. Mais le statut de comédien, de danseur et de metteur en scène se détériore à Fribourg parce que le canton n’a rien fait de neuf en termes de financement.
Ce faisant, il se tire une balle dans le pied car, dans le même temps, il finance la formation professionnelle des artistes, que ce soit aux Osses, le Centre dramatique fribourgeois, dans la classe préprofessionnelle d’art dramatique du Conservatoire de Fribourg ou à la Manufacture, la Haute Ecole de théâtre de Suisse romande, à Lausanne. Ces comédiens arrivent ensuite sur le marché. Tout cela stimule la création, la qualité des professionnels fribourgeois et de leurs projets s’améliore, mais il n’y a plus de moyens pour eux. Après avoir tellement pesté contre le manque de lieux, on risque maintenant d’avoir des coquilles vides, c’est un comble!

L’Etat a d’autres chats à fouetter en ce moment…
Fribourg dépense une énergie folle pour faire venir des entreprises, c’est très bien. Mais n’oublions pas le secteur culturel, totalement mis de côté par le Conseil d’Etat en ce moment. Or il est fondamental. Quand j’étais à Neuchâtel, les patrons des nouvelles entreprises demandaient toujours quelle était l’offre culturelle avant de décider de s’implanter dans le canton. Enfin, n’oublions pas que les subventions servent aussi à baisser le prix des billets et à rendre la culture accessible!

La mauvaise passe financière du canton est-elle un argument?
Non. On parle d’un million de plus par an sur trois ans sur un budget cantonal de 3,2 milliards. Sans compter qu’en plus des subventions aux compagnies qui stagnent, les budgets de fonctionnement des deux théâtres diminuent. La subvention de Coriolis à la Fondation Equilibre-Nuithonie n’a jamais été indexée depuis l’ouverture de Nuithonie en 2005, mais simplement augmentée de 800000 francs à l’ouverture d’Equilibre, passant de 1,4 mio à 2,2 mio. Aujourd’hui, à cause des baisses de revenus du casino de Granges-Paccot, il risque de manquer jusqu’à 450000 francs par saison d’ici deux ou trois ans si Coriolis Infrastructures ne compense pas une partie de cette baisse. Le cas échéant, on peut oublier Nuithonie, centre de création tel qu’on le connaît aujourd’hui!

Pour 450000 francs de moins?
Oui, cela représente environ la moitié de l’enveloppe pour l’achat des spectacles. Ce faisant, on casse la dynamique en place depuis le début. Restera plus qu’à faire du théâtre commercial. C’est un manque total de respect pour les créateurs, mon équipe et, finalement, le public. Mon leitmotiv a toujours été d’élever au maximum la qualité pour permettre aux compagnies d’être diffusées. Mais la qualité a un prix.

En matière culturelle, Fribourg est-il encore un nain?
Non, parce que tout passe par la qualité, qui ne se décrète pas: il lui faut du temps. Or aujourd’hui, les directeurs de théâtres romands viennent régulièrement à Nuithonie voir les créations fribourgeoises, qui tournent de plus en plus fréquemment.

 

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Faire avec les moyens disponibles
Directeur de l’Instruction publique, de la culture et du sport, le conseiller d’Etat Jean-Pierre Siggen replace l’action de l’Etat dans la situation financière qui prévaut à ce jour.

A combien se monte l’aide à la création professionnelle annuelle du canton?
A ce jour, à 3,9 millions, chiffre assez stable il est vrai – plafonné jusqu’en 2017 en raison du plan de mesures structurelles et d’économies de l’Etat.

Dans le même temps, les communes ont construit des salles…
Oui, et l’Etat les y a aidées par des subventions. Ce que je constate, et je m’en réjouis, c’est que la vie culturelle fribourgeoise est excellente. Mais l’offre augmente plus vite que les montants alloués.

L’Etat ne doit-il pas donner aux professionnels qu’il forme les moyens de créer?
Ce n’est pas l’Etat qui a créé la demande. Mais dès lors qu’il soutient la création, une émulation s’est faite qui a nourri une demande croissante de la part des créateurs. Nous avons alors décidé d’être plus sélectifs en nous concentrant sur quelques acteurs de la vie culturelle. On l’a fait avec les compagnies confirmées et on va certainement devoir le faire avec les émergentes. Mais notez que pour ce qui est des compagnies fribourgeoises (danse, théâtre, opéra) qui créent à Nuithonie-Equilibre, notre soutien est passé de 800000 francs pour la saison 2013-2014 à un million pour la saison à venir. Là où il y a de la qualité, notre aide est bien présente, voire augmente.

Le fait que l’Etat biffe des subventions pousse à la précarisation de la profession. Est-ce son rôle?
On n’est pas là dans un marché fermé et subventionné, mais libre, où la concurrence exerce une certaine régulation. Le canton forme les gens à de nombreuses professions, mais ne va pas ensuite assurer un débouché à chacun, ce n’est pas son rôle. Les créateurs qui ont un intérêt à passer leur vie dans ce domaine doivent peut-être aller voir ailleurs et dépasser les frontières du canton.

Un Fribourgeois n’aura jamais d’aide à la création en dehors de Fribourg…
C’est vrai que nous refusons régulièrement des demandes en provenance d’autres cantons. Peut-être y en a-t-il trop en ce moment, je n’en sais rien. Mais je ne vais pas calibrer le soutien de l’Etat en fonction du nombre de demandes. La parade, c’est d’être sélectifs en faveur de projets où un effort de créativité est fait, sans diminuer le total.

Rien de plus donc pour la culture jusqu’en 2017?
Il faut développer le canton avec les moyens à disposition. Je me bats pour maintenir ces montants et poursuivre leur progression quand la situation se sera améliorée. Le rôle du politique, c’est aussi d’avoir une vision globale de la situation. En plus, je n’ai pas hérité d’une baguette magique… jng

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