La lutte dominicale des bergers est devenue un sport high-tech

| jeu, 17. jui. 2014
Le club de la Gruyère fête ses nonante ans. L’occasion d’évoquer l’évolution de ce sport avec Louis Ecoffey, lutteur à la fin des années 1940, et le jeune Benjamin Gapany. Tout a changé, sauf les émotions d’une victoire et les amitiés qu’on se fait.

PAR KARINE ALLEMANN

Plus de 250000 spectateurs ont assisté à la Fête fédérale de Berthoud en 2013. Et ils étaient des milliers à avoir essayé en vain d’acheter des billets. La lutte suisse a connu un succès et une médiatisation sans précédent. Il est loin le XVIIIe siècle, époque où ce sport était pratiqué le dimanche par des bergers en culotte de jute.
Le Club des lutteurs de la Gruyère fête ses nonante ans cette année. Histoire d’évoquer l’évolution de ce sport, rien ne vaut un brin de causette avec deux fers de lance: Louis Ecoffey, 86 ans, espoir de la lutte à la fin des années 1940, et Benjamin Gapany, nouveau leader du club à 19 ans.

Du local du Marché-couvert aux fitness et compléments de repas

Louis Ecoffey a 17 ans quand il commence la lutte. Nous sommes en 1945. «Je viens de Vaulruz, mais je faisais de la gym avec la société de Vuadens, où il y avait aussi quelques lutteurs. C’est par eux que j’ai commencé. Nous nous entraînions une fois par semaine à Bulle, au local du Marché-couvert. J’ai toujours continué les deux et participé à des fêtes de lutte, mais aussi aux jeux nationaux, qui étaient des concours complets avec de la gym et de la lutte suisse.»
La cadence a pour le moins augmenté pour Benjamin Gapany. Motivé par ses modèles Kilian Wenger et Matthias Sempach, l’agriculteur de Marsens s’astreint au même genre de programme que les deux rois en activités: «Le lundi, je m’entraîne avec un groupe de dix Fribourgeois. Le mardi, je participe aux entraînements des lutteurs du Mitteland à Berne. Le mercredi, c’est avec le club de la Gruyère, puis le jeudi au Mouret, avec Haute-Sarine. Le vendredi, je vais au fitness, puis je fais 45 minutes de nage, soit à la piscine, soit dans le lac. Le week-end, si j’ai une fête le dimanche, je fais une pause le samedi. Si je n’ai rien, je vais deux fois au fitness.»
Depuis la fin juin, Benjamin Gapany est aussi suivi par un coach mental bernois, celui-ci même qui a accompagné Kilian Wenger jusqu’au titre de roi à Frauenfeld. «Je le vois les samedis, veilles de fête. Il me masse et je fais des exercices de visualisation. Il pratique aussi du reiki. En fait, il me donne de son énergie. Il m’accompagne également aux compétitions.»
Tout cela a un coût, que le lutteur doit assumer seul: «Je l’ai payé 500 francs le premier mois, puis nous avons convenu d’un montant de 750 francs pour cet été, jusqu’à la fête alpestre du Kilchberg. Cela représente pas mal d’argent. Alors je ne sais pas si je pourrai continuer avec lui cet hiver.»
Surtout que d’autres frais viennent s’ajouter: «Il y a le fitness, 1000 francs par année. Mais, ce qui coûte cher, ce sont les compléments alimentaires. Avec ma charge d’entraînement, les repas ne suffiraient pas à subvenir à mes besoins en calories. Je dois donc prendre des compléments et des protéines. Ces produits me coûtent entre 100 et 150 francs par mois.»
Reste à ne pas faire n’importe quoi: «Je n’achète que des produits en vente en Suisse. Et, grâce à l’application antidoping suisse, je peux contrôler que tout est conforme.»


La première perf, dans la tête ou sur youtube
Les sports évoluent, l’émotion de réussir quelque chose d’exceptionnel est immuable, forte et inoubliable. C’est le cas pour nos deux lutteurs.
Sa victoire en sixième passe, qui lui a permis de décrocher sa première couronne en 1947, Louis Ecoffey s’en souvient comme si c’était hier: «J’étais face à un couronné fédéral invité. Il est tombé en trente secondes. Il m’a porté un coup. Mais, comme je l’ai bien suivi, je l’ai contrecarré et je l’ai porté plat. C’était l’exploit du jour. Le président de l’Association fribourgeoise est venu m’embrasser sur le front!»
Benjamin Gapany a aussi 19 ans quand il signe le premier gros succès de sa jeune carrière. C’était le 22 juin 2014 au Lac-Noir. Lui aussi a dû battre un couronné fédéral (Thomas Sempach). «Sur le moment, j’étais tellement con­centré, que je n’ai pas de souvenir précis du déroulement de la passe.
Je suis plutôt un lutteur ins­tinctif.»
Mais nous sommes au XXIe siècle. Alors la mémoire n’a pas grande importance, quand il y a internet. «La passe a été filmée par le responsable du journal des lutteurs. Je l’ai vue et revue sur youtube…»

La technique prend le dessus sur la force
Toujours présent dans le monde de la lutte, Louis Ecoffey a vu son sport évoluer: «A mon époque, il y avait ceux qui luttaient en berger (chemise edelweiss et pantalon foncé), qui misaient plutôt sur la force, et les gymnastes (tenue blanche), comme moi, qui étaient plutôt techniques. Aujourd’hui, la technique a pris le dessus sur la force, grâce aux garçons-lutteurs, qui n’existaient pas avant. Ils l’apprennent très tôt, c’est pour ça que les lutteurs sont plus sveltes.»
Pour Benjamin Gapany, celui qui a révolutionné la lutte est Kilian Wenger, avec un entraînement très spécifique et complet: «C’est le premier qui a ouvertement eu des sponsors, ce qui lui a permis de ne travailler qu’à 50% pour s’entraîner davantage. On a vu le résultat en 2010. Aujourd’hui, les meilleurs sont très athlétiques.»

Blessures, arrêts, fin de carrière…
Chacun à leur époque, Louis Ecoffey et Benjamin Gapany sont considérés comme de grands espoirs fribourgeois. Pour le premier, une méchante blessure au genou l’a empêché de faire une longue carrière. Il a dû se contenter de six couronnes en tout: «J’ai été accidenté à l’entraînement contre Paul Tornare. C’était un copain, mais ça arrive… J’ai été opéré à Berne. Mais, à l’époque, on ne soignait pas les genoux comme aujourd’hui. J’ai bien tenté de reprendre. Mais, dans les fêtes, je n’arrivais plus à battre des lutteurs contre qui je gagnais avant. J’ai dû me faire une raison et arrêter à 21 ans. Ça a été un vrai pincement au cœur.»
A 15 ans, Benjamin Gapany s’est brisé une vertèbre cervicale. Le drame est évité de justesse. «J’aurais pu reprendre après six mois, mais j’ai longuement réfléchi et j’ai attendu une année et demie avant de lutter à nouveau. L’envie a fini par prendre le dessus. A cause de cette pause, ma motivation est encore plus grande aujourd’hui.»

Les copains du Club de la Gruyère
Après sa carrière de lutteur, Louis Ecoffey a fonctionné douze ans comme jury. Comme son épouse Béatrice, il est membre d’honneur du Club des lutteurs de la Gruyère, pour lequel le couple a donné de nombreux coups de main. Il sera à Riaz ce week-end pour la fête organisée en l’honneur des 90 ans du club (lire en page 13). «C’est un club sain. Nous y avons des amis que nous voyons toujours aux fêtes, mais aussi en dehors. C’est un plaisir de se retrouver. Avec les anciens, on regarde les luttes et on aime bien faire nos commentaires.» Le retraité est d’ailleurs en un compliment au sujet de Benjamin Gapany: «Il a décroché une couronne alpestre, elles sont chères à obtenir, chapeau! Je l’ai vu lutter une fois. Il est bon, il est solide, et il est offensif. Pas comme les lutteurs qui veulent juste éviter de perdre.»
Benjamin Gapany aussi a des amis au club. Des copains qu’il entraîne dans son sillage, de par son statut de leader et son énorme motivation. «Aujourd’hui, ça me sourit, c’est vrai. Mais les autres sont motivés aussi. Alors, peut-être que dans deux ans un autre prendra la place de locomotive.»
C’est que le club va continuer de former des lutteurs. Un jour, dans longtemps, Benjamin Gapany expliquera à un gamin super motivé ce qu’était la lutte en 2014.

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