L’ado héros… des éditeurs

| sam, 22. nov. 2014
Depuis l’ampleur du phénomène Harry Potter, la littérature ciblée pour les ados a pris un essor énorme. Elle se décline désormais en plusieurs marchés de niche. Des succès en librairie boostés par les adaptations au cinéma.

PAR KARINE ALLEMANN

La jeune Jelena n’avait pas 13 ans quand elle a dévoré La vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker. Un roman certes facile d’accès, mais tout de même finaliste pour le Prix Goncourt. Avant cela, la jeune fille avait lu Harry Potter avec délectation et la saga Twilight avec passion. Lirait-elle l’Iliade et l’Odyssée  avant de partir en vacances en Grèce si, depuis toute petite, l’adolescente n’avait pas aimé se plonger dans un livre pour se laisser emporter dans un monde irréel, peuplé de héros fascinants?

Le marché du livre a changé et celui qui, d’un coup de baguette magique, a totalement modifié ce marché, c’est un petit magicien à lunettes de l’école de Poudlard. Depuis la saga Harry Potter, publiée de 1997 à 2007, la mode est aux grandes épopées en plusieurs volumes et à la littérature fantasy. Les enfants piaffent d’un chapitre à l’autre. Mais les enfants grandissent. Alors les éditeurs s’adaptent, avec des livres ciblés adolescents tels que Hunger games, Divergente ou Labyrinthe, puis les livres pour jeunes adultes. Comme ceux des éditions Castelmore. «Ces livres s’adressent aux 20-30 ans qui ont commencé par lire les Twilight, décrit la libraire Léa Hesslein. Ils sont assez légers, avec un contenu identique à des livres standards pour adultes. Mais, comme ils s’adressent à un public cible, ces jeunes se sentent valorisés.»


Au détriment des classiques
L’heure est donc au marché de niche. Dans les librairies, les rayons spécifiques se multiplient: l’espace girly, avec des livres pour filles, donc, comme la série L’accro du shopping, ou celui des romans érotiques pour femmes, depuis le phénoménal succès de Cinquante nuances de Grey.
A Bulle, la librairie du Vieux-Comté a suivi le mouvement. «Notre rayon pour les jeunes s’est vraiment agrandi depuis une dizaine d’années, constate la libraire Carole Michaud. Ces livres pour ados ont comblé un vide. Avant, il y avait un trou entre la littérature pour les enfants et celle pour les adultes.»
Si le marketing à grande échelle dont profitent ces ouvrages amène de nombreux jeunes à lire, cela se fait souvent au détriment des classiques de la littérature jeunesse. «On ne vend quasiment plus les Jules Verne ou Croc-Blanc, de Jack London, constate Carole Michaud. Certains grands-parents les achètent encore pour des cadeaux. Mais on sait qu’ils ne seront pas lus. D’ailleurs, les romans uniques, ça ne se vend plus. Ils sont perdus sur l’étagère. Les jeunes aiment le côté série. C’est rassurant d’avoir toujours une suite.»


«Totalement inaperçu»
Le succès entraîne le succès. De phénomène littéraire à la base, ces romans typés ados deviennent des blockbusters au cinéma, dont les salles sont majoritairement remplies… d’ados. Ce qui a le don de booster les ventes. Un processus évidemment orchestré par les éditeurs. «Le premier volet du dernier chapitre de Hunger games sort actuellement au cinéma, poursuit la libraire bulloise. Nous avons donc reçu une nouvelle édition pour les trois volumes. Les anciens livres ont dû être retournés aux éditeurs, qui les détruisent.»
Passé «totalement inaperçu à sa sortie en 2012», le nouveau venu sur le marché, Labyrinthe, a vu ses ventes exploser dès la sortie du film. Nos étoiles contraires, récemment adapté au cinéma, cartonne aussi en librairie. Un engouement forcément bénéfique pour les affaires. «Nous avons vendu une cinquantaine de Hunger games par volume, soit 150 au total, note Carole Michaud. Pour nous, c’est déjà une belle vente.» Même si les chiffres restent assez éloignés du Joël Dicker, par exemple, dont 588 exemplaires ont été vendus au Vieux-Comté. «Contrairement au Dicker, les livres pour ados se vendent avant tout en grandes surfaces», rappelle la libraire.


«Mieux que les Harlequins»
Qui ne croit pas forcément que ce phénomène va attirer les jeunes vers d’autres livres. «Est-ce qu’ils auront la curiosité de lire autre chose? Pas sûr. Ils aiment le côté monde imaginaire, où rien n’est réel. Mais, au niveau littéraire, ces livres ne valent rien. Mais bon, ça reste mieux que les Harlequin que nous lisions à cet âge. Et puis, si un ado quitte Whatsapp ou Facebook pour ouvrir un livre, c’est que ce livre a forcément des qualités.»

 

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«Ils sont sûrs de ne pas se tromper»
Katniss Everdeen, Hazel Grace et… Erhard Loretan sont les noms souvent cités par des élèves de deuxième au Cycle d’orientation de Bulle, à qui on a demandé de nommer des personnages découverts dans des livres. Les deux premiers sont les héroïnes de Hunger games et Nos étoiles contraires. Seule la biographie de l’alpiniste gruérien Les 8000 rugissants (de Jean Ammann) a été lue en classe. «Les élèves n’aiment pas trop ce qu’ils appellent les auteurs du Moyen Age», sourit l’enseignante de français Marie-Christine Gaultier Buchs, qui a soumis le questionnaire hier auprès de sa classe. «Ils préfèrent ce qui reste proche d’eux. C’est pour cela que nous avons étudié Loretan, ou que nous lisons Le journal d’Anne Frank.»
Professeure de français depuis plus de vingt ans, la Bulloise assiste – de loin, avoue-t-elle – à cette évolution dans les goûts de lecture. «Quand je leur demande ce qu’ils lisent, souvent, je ne connais pas du tout l’auteur. Un jour, un élève m’a apporté un livre qu’il avait adoré. Soi-disant un roman fantastique. Mais je n’ai pas pu aller au bout! C’était massacre à la tronçonneuse, tellement il y avait d’hémoglobine.»


Héroïne moderne et batailleuse
Dans sa classe, Marie-Christine Gaultier Buchs avait constitué une bibliothèque avec une centaine d’ouvrages, que les élèves pouvaient emprunter. Celle-ci n’est plus utilisée du tout. «Marcel Pagnol, Henri Troyat, Agatha Christie… Ça ne les intéresse plus. Je me suis rendu compte que j’étais décalée par rapport à ce qu’ils aiment. Cette cassure remonte à dix ans.» Point commun des derniers succès de librairie comme Hunger games, Labyrinthe ou Divergente, les mondes dans lesquels se débattent les héros sont tous, en quelque sorte, les descendants de 1984, de George Orwell: une société «idéale» qui a mal tourné et des scènes parfois d’une grande violence. «C’est violent mais, par rapport à ce qu’ils ont dans leur téléphone, ce n’est rien, relève la libraire Carole Michaud. C’est une génération qui a grandi avec internet et les jeux vidéo.»
Pour l’enseignante, rien de nouveau dans cet intérêt des ados d’aujourd’hui, désormais appelés les digital natives (nés à l’époque numérique): «Ma génération vibrait avec Le club des cinq ou Fantômette. Il y a quinze ans, c’était la collection Chair de poule, puis ce fut Harry Potter. Ce type de lecture correspond à un âge de la vie.» Et de citer Lire à l’adolescence, de l’auteure fribourgeoise Edmée Runtz-Christian: «Les ado­-
lescents lisent ce qui est à la mode, valorisé par les médias ou le bouche à oreille, et qui est porté à l’écran. Ils ont l’impression de ne pas se tromper.»
Difficile de dire aujourd’hui si cette littérature très ciblée va amener de nouveaux lecteurs vers une littérature traditionnelle ou classique. Reste que toute évolution n’est pas mauvaise. Katniss Everdeen est courageuse, indépendante, mais amoureuse, batailleuse et d’une grande force physique. Une femme moderne, intelligente et pleine de ressources. Ça change des héroïnes du XXe siècle comme Natacha hôtesse de l’air… KA

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