Hommage à vous, nos rotativistes

| sam, 20. déc. 2014
Le 30 décembre 2014, la rotative de Saint-Paul produira ses derniers journaux après trente-cinq ans d’indéfectibles services. Reportage au cœur de la Wifag OF7 en compagnie des hommes qui la conduisent.

PAR CHRISTOPHE DUTOIT

Entrer dans la rotative de Saint-Paul, sur le boulevard de Pérolles, c’est un peu comme visiter l’antre d’une machine à Tinguely. Dans le vacarme des cylindres, on courbe l’échine pour traverser ses groupes, on grimpe les escaliers métalliques pour découvrir ses quatre étages, on prend garde de ne pas entraver la course du papier qui roule à toute allure. Un peu égaré dans ce labyrinthe, le spectateur d’un soir tente vainement de suivre cet écheveau de circuits qui s’entrecroisent et se superposent. De comprendre quel chemin emprunte ce grand huit géant pour imprimer, comme par magie, les milliers d’exemplaires quotidiens des journaux fribourgeois.
Vendredi soir dernier, la rédaction de La Gruyère s’est déplacée à Fribourg pour assister à la sortie de son édition du jour. Et, surtout, pour rendre hommage au travail des imprimeurs, à quelques jours de l’arrêt définitif de la rotative de Saint-Paul.
«Ils viennent enfin de marquer! lance Damien, l’un des trois pilotes de la bête, à la lecture de son smartphone. A la 53e, par Hasani. Mais qu’est-ce qu’ils sont mauvais cette année!»  Ils? Gottéron évidemment. Soulagement. «Ils vont de nouveau perdre. Au moins, on bouclera La Liberté pas trop tard. Quand ils gagnent, on doit toujours attendre plus longtemps sur les pages.»


Mains noircies par les encres
Tout affairés à caler les dernières plaques de La Gruyère, les rotativistes répètent des gestes ancestraux, hérités de l’ère de Gutenberg. Bien que l’Imprimerie Saint-Paul soit sortie de l’âge du plomb le 1er juin 1980, date de la mise en service de la Wifag OF7, leurs mains sont toujours noircies par les encres cyan, magenta, jaune et noire. Comme une vieille tradition.
Au rez-de-chaussée, Jacques et le stagiaire Cevher finissent de préparer les bobines de papier pour la soirée. «Trente-cinq ans que je suis là!» avoue ce fan de foot, qui trouve décidément qu’on ne parle pas assez des clubs sarinois dans La Gruyère. A la fin du mois, il partira en préretraite, comme certains de ses collègues. «On était quand même bien à Saint-Paul. La nuit, on était très indépendants. Les chefs savaient que ça fonctionnait. Et nous, on a joué le jeu jusqu’au bout.»
Ce soir, plus de 100 kilomètres de papier prendront le chemin de la rotative. Le rôle de Jacques consiste à préparer minutieusement le collage des bobines entre elles, pour éviter une casse qui coûterait une grosse vingtaine de minutes de retard. «Ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé,» cligne-t-il de l’œil. Ses gestes sont rapides, précis, répétés soir après soir. «Oui, je vais regretter le travail de nuit. Si on se lève à midi, on a toute l’après-midi pour se promener. Bon, on a moins de vie sociale le soir. Comme ça, je pourrai enfin regarder les matches à la télé.»


«Pas trop de jaune!»
C’en est fini, Gottéron vient de perdre contre Lausanne, à la satisfaction de l’autre Jacques – «Tonton Jacques» – le Vaudois de l’équipe. Dix heures moins le quart. La rotative chauffe ses roulements. Les premiers exemplaires sortent au ralenti, tandis que ces odeurs d’encre si particulières se répandent dans le bâtiment.
Durant les premières minutes, des centaines de Gruyère tombent dans la maculature alors que le brouhaha de cliquetis va grandissant. Derrière les trois pupitres de la salle des commandes, la concentration est maximale. «Pas trop de jaune! exhorte Jacques, le master de l’édition. Elle est bien cette Gruyère. C’est juste dommage, il lui faudrait davantage de couleur!»
Ce sera chose faite à partir du 22 janvier… Pour l’heure, la vitesse de croisière est atteinte: 24000 exemplaires à l’heure, sept à la seconde.
Le spectacle a quelque chose d’effrayant pour le rédacteur. «A cette vitesse, pourvu qu’on n’ait pas écrit trop de bêtises…»
Sous son T-shirt «We are print N°1», Etienne pianote sur les + et les – de son pupitre. Car ils ont l’œil, les rotativistes, pour voir qu’il manque un chouïa de jaune à la 18 et qu’il ne faut pas forcer sur le cyan à la 5…
Le compteur dépasse les 3000 exemplaires de réglage. «On est pas mal, je vais lâcher!» En bas, la fourmilière de l’expédition n’attend plus que d’empaqueter les Gruyère par destination. Dans quelques heures, elles quitteront Fribourg par camion, avant d’être distribuées au petit matin grâce aux porteurs et à La Poste.
Toutes les deux minutes, les imprimeurs tirent un exemplaire de la chaîne. Pour le contrôle. Bien que la Wifag OF7 soit entièrement informatisée, le réglage des couleurs et du calage est encore l’apanage des rotativistes. «Il faut être à son affaire, explique Jacques. Il y a des moments où il faut y aller.»


«On est un peu comme les Gruériens»
Justement, le compteur vient de dépasser les 14500, La Gruyère est bouclée. Ce soir, pas d’actu brûlante ni de retard annoncé. Juste le temps d’un petit noir à la cafétéria en attendant la une des Freiburger Nachrichten. «Vous savez, ici, on est un peu comme les Gruériens. On rigole, mais on a du caractère.» En janvier, «Tonton Jacques» poursuivra sa vie professionnelle chez Tamedia, sur une nouvelle rotative. «J’aurais préféré aller à Bussigny, même si c’est un peu loin. Mais j’irai à Berne et je parlerai le suisse allemand.»
Dans quelques heures, les rotativistes achèveront de tirer La Liberté. Sans anicroche, comme d’habitude. Au fait, une question s’impose: à force d’avoir toujours le nez dans le journal, qu’en pensent les rotativistes? «Quand tout roule, on lit ce qui est intéressant: les sports et un peu la régionale…»

 

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«Pour le lecteur, rien ne va changer»
Dès leur édition du 3 janvier 2015, La Liberté, Freiburger Nachrichten, La Gruyère, Le Messager et l’Agri seront fabriqués au Centre d’impres-sion de Berne, propriété du groupe Tamedia. «Nous conservons la gestion des abonnés et le secteur prépresse, explique Thomas Burri, directeur de l’Imprimerie Saint-Paul. Pour le lecteur, rien ne va changer. La transition se fera tout en douceur, on y travaille depuis plusieurs mois déjà.»
Annoncée voilà presque deux ans (La Gruyère du 31 janvier 2013), la fermeture de la rotative de Saint-Paul a provoqué la suppression de 45 postes de travail. «Nous avons mis en place un plan social salué par les syndicats, poursuit Thomas Burri. Nous avons trouvé des solutions pour tous les salariés à l’exception d’une personne. La plupart bénéficieront d’une préretraite. Cinq employés poursuivront leur carrière chez Tamedia, une femme a commencé un apprentissage dans le département brochage et trois autres seront formés à l’extérieur.»
La rotative sera démontée d’ici au printemps et sans doute vendue en pièces détachées. Quant au bâtiment de quatre étages, Saint-Paul a mandaté un architecte pour étudier sa reconversion. «On ne va pas partir de Pérolles dans l’immédiat, avoue le directeur de l’imprimerie. Mais nous menons une réflexion à moyen terme, avec une perspective de quinze ans.»
Et de préciser que les autres secteurs de l’imprimerie restent très actifs. «Notre situation financière est très saine et nous avons beaucoup investi ces dernières années.» Une centaine d’employés travaillent pour Saint-Paul, sans compter les journaux. «Nous nous sommes adaptés au marché. Notre force se situe dans le respect de délais très courts, grâce à la souplesse du travail acceptée par les employés. Nous sommes une entreprise très dynamique.» CD

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