La sale histoire des pauvres aux enchères

sam, 25. avr. 2015
Exposition «Enfances volées», Paul Senn
La Société d’histoire du canton de Fribourg a présenté son ouvrage sur les «Enfants à louer». L'Etat a fortement soutenu la réalisation de cette étude qui détaille un pan peu glorieux de l’histoire cantonale. L'impulsion avait été donnée par l'exposition Enfances volées.

Par Charly Veuthey
Le 11 avril 2013, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga présentait les excuses de la Suisse pour n’avoir pas su protéger les enfants placés. Les personnes concernées se battent de toutes leurs forces pour faire reconnaître le mal que leur a imposé l’assistance publique. La presse s’est  emparée du sujet. Jeudi soir, Temps Présent donnait la parole à  des victimes. On estime que 20000 d’entre elles sont encore vivantes. Jusqu’au 31 octobre, l’exposition Enfances volées est présentée au Musée de Ballenberg.

C’est cette même exposition – itinérante – qui a donné la première impulsion au livre de Rebecca Crettaz et Francis Python. Présenté hier à la presse Enfants à louer. Orphelins et pauvres aux enchères se penche sur l’histoire «des enfants misés aux enchères descendantes (la “pouta misa” en patois) dans les villages fribourgeois: orphelins ou non, mais pauvres, ils étaient placés chez qui demandait le moins d’argent à la commune pour leur entretien.»

Le 19 avril 2012, lors du vernissage de l’exposition Enfances volées au Musée d’art et d’histoire de Fribourg, le conseiller d’Etat Erwin Jutzet lançait «la prise de responsabilité» du canton. Trois mois plus tard, le Conseil d’Etat adressait publiquement des excuses officielles à toutes les personnes qui, durant leur enfance, furent placées et maltraitées. Le Conseil d’Etat appelait de ses vœux une recherche de fond sur la question.

La Société d’histoire du canton de Fribourg (SHCF) a saisi la balle au bond. Jean Steinauer, responsable de la collection des Archives de la SHCF, note que l’ouvrage «s’efforce d’apporter un éclairage serein sur un passé très émotionnel».

Le livre couvre la période de 1848 à 1930, tout en considérant la loi de 1811 contre la mendicité. Il s’intéresse à deux phénomènes décrits synthétiquement dans la première statistique suisse sur l’assistance, au début des années 1870: «L’adjudication des pauvres à ceux qui font les offres les plus favorables a encore lieu dans bien des localités; d’autres nécessiteux sont entretenus à tour de rôle, et la durée de leur séjour dans les fermes est en rapport avec l’estimation cadastrale de chaque propriété.» La mise à l’envers d’un côté, la ronde des pauvres de l’autre, placés un jour, une semaine, un mois et bringuebalés tout au long de leur enfance ou vieillesse.

Huit communes étudiées
Les auteurs ont analysé en détail ce qui s’est passé, entre 1850 et 1928 dans huit communes du canton: Granges, Le Crêt, Prez-vers-Noréaz, Remaufens, Riaz, Saint-Aubin, Saint-Martin et Siviriez. Ils sont entrés dans le détail de la manière dont les collectivités publiques ont géré le «problème» durant la période choisie.

La mise à l’envers conduisait les enfants à être placés chez ceux qui demandaient le moins d’argent pour leur entretien. On séparait souvent les enfants de la même famille, ils étaient trimbalés… Mais pour chacune de ces propositions on peut nuancer: pas toujours. «Les choses sont souvent grises», note le professeur Francis Python. Ces enchères n’étaient pas pratiquées systématiquement et on ne donnait pas toujours les enfants au moins offrant. Parfois les oncles, les tantes, essayaient de protéger l’enfant. Mais ce qui apparaît, c’est qu’on se préoccupait assez vaguement de la manière dont ils seraient traités. On fixait quelques exigences sur la nécessité de les nourrir et de leur fournir quelques habits. Pas beaucoup plus.

Charité légale ou privée
La manière dont les pouvoirs publics ont débattu du sujet, à travers les écrits administratifs, est le deuxième fil rouge de l’ouvrage. La loi de 1850, portée par les radicaux, autorise la charité légale, c’est-à-dire la levée d’un impôt, dans les communes, pour subvenir aux besoins des pauvres. C’est une forme de droit à l’assistance.

La charité légale et le droit à l’assistance seront combattus dès le retour des conservateurs au pouvoir. On veut revenir à la charité privée, c’est-à-dire aux institutions religieuses ou d’utilité publique. La charité légale, pense-t-on chez les conservateurs, est un mauvais principe «surtout lorsqu’il est poussé jusqu’à l’impôt». Celui-ci est aussi considéré comme «la source principale des abus de la charité légale». L’assistance légale, pensent ces mêmes personnes, ne fait que «nourrir le paupérisme».

La logique était assez simple: les communes devaient trouver des moyens qu’elles n’avaient pas. Les lois successives prévoyaient souvent l’ouverture d’hospices, mais ils peinèrent à se mettre en place et leur réputation ne fut jamais fameuse. Les communes étaient démunies devant un paupérisme qui ne faiblissait pas. «Elles étaient pauvres, analyse Francis Python. Les gros paysans au pouvoir avaient aussi intérêt à avoir une main-d’œuvre exploitable. La maltraitance n’était de loin pas systématique, mais il y avait toujours un point commun: une pression à la baisse pour dépenser le moins possible pour subvenir aux besoins des pauvres.» Erwin Jutzet constate: «Il n’y avait donc pas de cruauté particulière des autorités. Il y avait un besoin de répondre à des situations de pauvreté, mais les réponses ne permirent pas de protéger les enfants.»

Certains ont mis très tôt en question les méthodes. Le Père Girard fut le plus illustre d’entre eux durant le début du XIXe siècle. Mais la rhétorique autour de la pauvreté était si bien établie qu’il était difficile d’en changer: les pauvres étaient vicieux, oisifs et immoraux.
Dans les années 1890, des préfets évoquent le caractère inacceptable des mises. Dans les années 1910-1920, celles-ci tendent à faiblir. La mise à l’envers est définitivement interdite en 1928, lors de l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi sur l’assistance, beaucoup plus tard qu’ailleurs en Suisse.

Pourtant, le problème de fond, le placement d’enfants en institution ou dans des familles qui les exploitent et les maltraitent perdurera. Ce livre montre à quel point les situations décrites aujourd’hui par les victimes avaient des bases profondes et étaient largement répandues dans la société suisse. Ce qui, bien sûr, n’excuse rien.


Rebecca Crettaz et Francis Python, Enfants à louer. Orphelins et pauvres aux enchères, Société d’histoire du canton de Fribourg

 

 

L'histoire au secours des victimes

Le livre de Rebecca Crettaz et Francis Python a été présenté vendredi à la presse. Tous les participants ont rappelé l’importance de l’histoire pour les victimes.

Il est important de mener des études historiques, c’est une évidence, mais au fond pourquoi? Erwin Jutzet ouvrait la conférence de presse en notant l’importance d’un tel livre pour «inciter les autorités et la population à rester vigilantes». Anne Philipona, présidente de la Société d’histoire lui a emboîté le pas, en soulignant que cette étude se mettait au service de la société.

Présente à la conférence de presse, la conseillère nationale Ursula Schneider Schüttel, qui préside l’association Agir pour la dignité, rappelait l’importance de l’histoire pour les victimes encore en vie, même si l’étude concerne une période plus ancienne.

«Les études historiques, affirme-t-elle, permettent aux personnes concernées de comprendre pourquoi et comment les mesures de placement ont été prises. Elles leur offrent aussi la possibilité de retrouver leur histoire quand les documents les concernant directement ont disparu. Surtout, elles les disculpent du soupçon de mensonge qui les a accompagnées toute leur vie. Ces études prouvent que ce qu’elles disent depuis l’enfance sur ce qu’elles ont subi est vrai. C’est extrêmement important. Elles sont enfin prises au sérieux, c’est aussi une forme de réparation de l’injustice.»

Sur le registre de l’histoire
Le livre a été dirigé par les historiens Anne-Françoise Praz et Francis Python, qui le cosigne avec Rebecca Crettaz, en charge de l’exploration des archives communales. Francis Python expliquait hier durant la conférence de presse l’objet exact de l’ouvrage: «Il se place sur le registre de l’histoire assez froide, et pas sur celui de la mémoire des victimes». CV

Commentaires

Merci pour cette recherche: mon papa a été placé , orphelin a 11 ans à vuillens, en 1917. Je pense qu'il a vécu une histoire identique a celles que vous avez écrite... Votre livre m'intéresse, je pourrai vous l'acheter.... Merci pour votre réponse avec mes salutations. D. Paratte, 6 les Arnoux, 1867 Ollon.

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