Des armoires séculaires

| mar, 14. jui. 2015

Tout au long de l’été, La Gruyère s’intéresse aux traditions régionales, en mettant en avant les hommes qui s’emploient à les maintenir. A Riaz, Emmanuel Etienne restaure des armoires fribourgeoises, ces témoins du savoir-faire gruérien dans la fabrication du mobilier.

PAR FRANCOIS PHARISA

Une forte odeur de vernis et d’alcool à polir se dégage. «Depuis le temps, je ne la sens même plus.» Trente-trois ans qu’Emmanuel Etienne redonne vie à des meubles anciens dans son atelier riazois, à deux pas de l’hôpital. Qu’il nettoie, vernit, bichonne commodes Louis XIV, scribans Régence et autres secrétaires Louis XVI. Des armoires fribourgeoises aussi. Bien sûr. L’objet le plus prestigieux du mobilier régional. Des pièces d’exception fabriquées par les plus grands menuisiers-ébénistes gruériens. Principalement entre 1750 et 1850.
«J’en ai livré une la semaine dernière et j’en ai actuellement trois dans l’atelier», s’enthousiasme le conservateur-restaurateur, 60 ans le mois prochain. Derrière le plan de travail, un modèle en cerisier qu’il date des environs de 1830. «Une merveille. Les clés, les ser­rures, les entrées: tout est d’origine. Le dos est chevillé et riflardé.» S’occuper d’une telle pièce, c’est l’envie de tout amoureux du meuble, selon le Tourain de naissance. Au total, il en a restauré une quarantaine, dont quatre du célèbre ébéniste de Prez-vers-Noréaz Jean Berger (1803-1884), l’un des rares dont les œuvres sont identifiables.
Après un apprentissage d’ébé­niste d’art chez Gobet, à Bulle, Emmanuel Etienne enchaîne les stages, puis décide de se mettre à son compte. Entre 1994 et 2001, il peaufine sa formation en suivant les cours dispensés par la fameuse école Boulle à Paris. «Les professeurs venaient à Nods dans le Jura bernois», se rappelle-t-il. Restauration des anciennes serrures et ferments, coloration et vieillissement des bois, vernis au tampon… Autant de diplômes suspendus au-dessus des ciseaux, des chasse-clous et des pinces. Des attestations qu’il n’est pas peu fier de présenter. «Sans ces acquis, je ne serais pas vraiment conservateur-restaurateur», aime-t-il à dire.


A chacune son secret
Enveloppée d’un drap blanc, une autre armoire, déjà restaurée. En cerisier elle aussi, «ce bois chatoyant qui change de couleurs, qui vit». Elle possède une corniche cintrée, en chapeau de gendarme dit-on dans le jargon, et repose sur des pieds en rave style Louis XIII. Elle est décorée d’incrustations de bois teintés. Sur les portes, deux chardonnerets se tiennent fièrement sur une branche fleurie. Les traverses médianes sont, elles, ornées de deux roses des vents gruériennes.
«Cette armoire contient deux caches», signale le con­ser­vateur, encore émerveillé devant un meuble qu’il a choyé pendant plusieurs semaines. Elles se situent sur la droite, dissimulées dans les épais­seurs des parois du cabinet. «On pouvait y conserver des papiers importants ou de petits objets de valeur.» Des tablards complètent la partie de droite. A gauche, c’est la penderie.
Le temps nécessaire pour restaurer une armoire fribourgeoise varie selon le modèle et son état. «Une restauration ne commence pas le lundi pour se terminer le vendredi», insiste Emmanuel Etienne, pour qui précision et rigueur ne sont pas des notions vides de sens.
«Pour chaque armoire, il faut trouver la serrure juste, la clé juste, l’entrée juste. Utiliser par exemple une entrée en laiton embouti pour un modèle du XVIIIe siècle, c’est impensable.» Dans son atelier, les tiroirs regorgent de fournitures de restauration. Au dépôt, à l’étage, une quantité de planches de bois sont empilées. Du cerisier, du noyer, du chêne, de l’orme, du mélèze… «Je garde tout. Un jour ou l’autre, chaque pièce trouve sa fonction.»


Deux pas en arrière
«Sauver du patrimoine, c’est cela notre but. Et il n’y a pas de gloriole à en tirer.» Ne rien transformer, ne rien dénaturer. Seulement respecter le travail de l’ébéniste qui a con­fec­tion­né le meuble il y a une centaine d’années. Comme il le répète, être conser­vateur-restau­ra­teur, c’est faire deux pas en arrière. «A l’inverse, l’ébéniste, lui, va de l’avant et crée de nouvelles choses.»
Première étape de la restauration d’une armoire fribourgeoise: un décapage-nettoyage. «Une étape cruciale pour la suite. Je fais de petits essais sur le bas d’un côté de l’armoire, en commençant par des produits basiques, puis en montant en puissance si nécessaire.» Le nettoyage terminé, l’armoire sèche pendant trois ou quatre jours. Puis vient l’ébénisterie: tout ce qui est réparations, collages, greffes. Suivent les finitions avec des vernis et des cires. Enfin, on s’occupe des serrures.
A l’esprit, toujours, cette volonté de ne pas dénaturer le meuble que l’on a entre les mains. «Toutes les opérations de restauration doivent être réversibles. Les collages se pratiquent à la colle à chaud. Si, dans quarante ans, un panneau se fend, un restaurateur pourra aisément décoller la porte et le réparer.» Prendre soin du patrimoine aujourd’hui, pour pou­­voir le sauver demain. Pour empêcher la disparition d’illustres œuvres de l’artisanat rural gruérien.

 

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Une histoire en dents de scie
L’engouement connu pendant les années 1980 et 1990 s’est éteint. Si l’on a pu vendre des armoires fribourgeoises pour 70000 francs il y a vingt ans, elles n’ont dé-sormais plus la cote. La majorité des magasins spécialisés n’en proposent plus. Certaines partent pour trois à six mille francs. La grande braderie. Mais pour Denis Buchs, ancien conservateur du Musée gruérien, qui a étudié l’histoire du mobilier de la région et des armoires fribourgeoises en particulier, celles-ci pourraient revenir au goût du jour. «Ces armoires restent de beaux meubles, relève-t-il. La génération actuelle n’en veut pas. Mais qui sait ce que souhaitera la prochaine? Qui avait prédit qu’on se les arracherait à la fin du siècle dernier?»
Selon lui, le désamour actuel tient à plusieurs raisons: «Les jeunes ne veu-lent pas récupérer les meubles de leurs parents ou de leurs grands-parents. En outre, l’achat d’une armoire fribourgeoise semble définitif. Or, on préfère maintenant changer plusieurs fois de mobilier.»
L’origine des armoires fribourgeoises remonte au milieu du XVIIIe siècle. Elles connaîtront leur apogée un siècle plus tard. Entre-temps, les menuisiers-ébénistes villageois en conçoivent quelques milliers. Nées en Gruyère, elles vont rayonner dans tout le canton. «Les campagnes regorgeaient de menuisiers. Il faut imaginer un climat de concurrence et d’émulation propice à la créativité et à la bienfacture», explique Denis Buchs. Se développent ainsi plusieurs types d’armoires, plus ou moins ornementées selon les moyens finan-ciers du commanditaire.
Le modèle «classique» est sans nul doute l’armoire de mariage «aux cœurs unis» (en photo). Offerte traditionnellement à la future mariée par ses parents ou sa marraine, elle est incrustée de symboles forts: les cœurs accolés sur les traverses médianes (pour l’amour), les chardonnerets (pour la fidélité), tenant dans leur bec la prunelle, fruit de l’épine noire (pour la prévoyance), et le bouquet de fleurs qui rappelle celui de la mariée (pour la fécondité). «Amour, fidélité, prévoyance et fécondité. Tout un programme», reprend Denis Buchs. Ce modèle se déclinera en diverses variantes tout au long du XIXe siècle.
Et après? «Les incrustations vont devenir de plus en plus basiques. Il n’y aura plus de grands créateurs, comme avait pu l’être Jean Berger, à Prez-vers-Noréaz. On ne fera quasiment plus que des copies.» Le marché des armoires fribourgeoises subira un long déclin, avant de connaître une seconde jeunesse il y a peu et de retomber dans le creux de la vague au début des années 2000. FP

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