Des vins élevés en Gruyère

| sam, 03. oct. 2015

La Gruyère n’est pas réputée pour ses vignobles. Pourtant, des vins y sont élevés depuis des décennies dans les chais de la maison Morand Vins, à La Tour-de-Trême. Visite de l’imposante cathédrale souterraine de la rue de l’Ancien-Comté.

PAR JEAN GODEL

En septembre, la Gruyère vit aussi au rythme des vendanges: la maison Morand Vins, à La Tour-de-Trême, dispose d’une capacité d’encavage de 3 millions de litres et vinifie elle-même des moûts genevois, vaudois, fribourgeois et, bien sûr, valaisans. Pas moins de 800000 litres cette année. Ce qui en fait l’un des plus gros éleveurs de vin suisses hors région de production.
«Quand des clients alémaniques nous rendent visite, certains nous demandent où sont nos vignes», sourit le directeur Philippe Morand. Bien peu de Gruériens savent que son entreprise vinifie. Ils sont encore moins nombreux à s’être aventurés dans le labyrinthe de
la rue de l’Ancien-Comté, en grande partie souterrain, qui se tortille sur plus de 10000 m2 de surface au sol.
Pour visiter les chais, mieux vaut prendre son fil d’Ariane. Ou suivre le patron. Pour faire simple, la partie avant abrite la production, la partie arrière, au-delà de la rue Tivoli, le stockage. Entre les deux, un tunnel a été creusé en 1958 par lequel toute la production fait des aller-retour tout au long du processus. Pas rationnel, reconnaît Philippe Morand. Qui n’a pourtant aucun projet de délocalisation en vue: l’ensemble fonctionne bien et le marché du vin n’est pas près d’exploser. «De 48 litres par an et par habitant en Suisse en 1986, à mon arrivée, on est tombé à 35 litres en 2014. Et la part des vins étrangers s’accroît.»
Au début de la chaîne d’embouteillage trône une machine à laver. «On travaille beaucoup avec du verre consigné – huit remplissages en moyenne. C’est écologique, mais il faut laver le verre.» Du coup, le lave-vaisselle a la taille d’un camion.
Au sous-sol, dans les premières caves creusées en 1926, des cuves inox ont succédé aux immenses foudres de bois, très beaux, mais pas idéaux pour la conservation du vin. A côté s’alignent des cuves dites borsaris, du nom de leur inventeur: cubiques et en béton, elles ont longtemps colonisé les caves. Leur enveloppe est d’origine (années 1940), mais les revêtements intérieurs ont été refaits à neuf. Situées sous la salle d’embouteillage, elles contiennent le vin prêt à être flaconné.


Près de 850 références
S’enfonçant dans le dédale, à côté d’une salle où dorment quelques barriques contenant une syrah et un pinot du Valais – «Je ne suis pas un féru des barriques», avoue Philippe Morand – une autre rangée de borsaris est maintenue à 10°C. «A cette température, le vin est bloqué et on peut le stocker jusqu’à la mise en bouteille.»
Dans l’ancienne salle d’embouteillage s’élève une halle de stockage où s’empilent des harasses – une autre se situe à l’arrière du site. «Il faut bien ça pour contenir nos 850 références. Surtout que nos clients ne stockent plus. Il y a ici pour 7 millions de francs de marchandise.» Plus loin, d’autres borsaris témoignent du temps où le vin en vrac arrivait par train à Bulle: chaque cuve avait la contenance d’un wagon, entre 14000 et 22000 litres.
Plus loin – où exactement? – quatre étages de caves se superposent, basses de plafond: «Les harasses en bois de 50 litres pesaient 110 kilos. Pas besoin de construire trop haut. On y entrepose nos vins mis en bouteilles au domaine.» Des caisses de bordeaux trônent aussi sur des étagères. Retour à l’air libre où un camion flambant neuf décharge 16000 litres de chasselas chargés le matin même entre Genève et la Côte. L’après-midi, des décavages sont prévus dans le Chablais.


La dame au petit chien
On s’approche des caves de vinification, antre de l’œnologue Daniel Rohner. Sur la porte, un avertissement: «Gaz carboni-que.» Généré par la fermentation du raisin, ce gaz lourd coule le long des cuves comme de l’eau dans une piscine. «Dans le métier, sourit Philippe Morand, on se raconte l’anecdote de la dame au petit chien qui traverse une cave. En sortant, elle a le nez qui picote, mais son chien, lui, est mort.» Bonne idée, ces gros ventilateurs placés au sol et qui tournent à fond.
Des cuves en acier datant de 1972 côtoient d’autres, italiennes et en inox, de la dernière technologie. L’équipement est industriel, mais la vinification reste artisanale. «On a la bonne taille, assure Daniel Rohner: ici, je suis autonome.» Avec ses deux cavistes, il s’est lancé cette année dans un sauvignon blanc et un pinot gris de Genève. Prometteurs…
La qualité du moût est bien sûr contrôlée. Mais avec 90% de fournisseurs sous contrat de longue date, les mauvaises surprises sont rares. La traçabilité du raisin est aussi garantie: il est loin le temps où une piquette du Bas-Valais passait en Yvorne en une nuit…


Un gros pépin dans le 2015
Pour Daniel Rohner, le millésime 2015 promet d’être exceptionnel. Pourtant, il y a un pépin, et un gros: les faibles quantités dues à la canicule et, à certains endroits, aux dégâts du Moon Privilege, un récent produit phytosanitaire dont l’effet est pernicieux. Le traitement de 2014 se fait ressentir en 2015 avec des grappes peu ou pas formées. Résultat: en Suisse, les quantités sont en moyenne 30% inférieures aux quotas autorisés, estime Philippe Morand. «Un client genevois n’a vendangé que la moitié de son quota. Dans le Vully, certains n’en ont obtenu que 20 à 30%.» Pour lui, c’est certain, il n’y aura pas de vin suisse 2015 pour tout le monde. «Nous, on se rattrapera en vendant plus de vin étranger. Mais pour les vignerons, c’est dramatique.» Seule consolation: on ne verra pas de vin suisse bradé.

 

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Des taux d’intérêt aux taux d’alcool

Assis dans le caveau de Morand Vins, sous l’immense soleil de la Fête des vignerons de 1977, Philippe Morand évoque les débuts de l’entreprise familiale. En fait, son arrière-grand-mère tenait dès les années 1910 une épicerie à la place du Carré, en bas du village de La Tour-de-Trême, spécialisée dans les denrées coloniales. A l’arrivée de son fils Fernand dans les années 1920, l’accent est mis sur les vins en tonneaux sous le nom de Veuve Morand et Fils. «Ils alimentaient les nombreuses pintes à vin de l’époque.» Dès 1926, Fernand et son frère Casimir reprennent seuls la maison, rebaptisée Morand Frères, et ne gardent que le commerce de vin. Leurs fils, Jean et Henri, les rejoignent au milieu du siècle. Philippe, lui, né en 1958, n’y entre qu’après la mort de son oncle Jean, l’œnologue maison, en 1985. Son père le convainc alors de revenir. «J’avais déjà cette idée en tête. J’étais banquier au Crédit Suisse à Zurich, après des études universitaires.» Il suit en accéléré les cours de l’école de Changins et intègre l’entreprise en 1986. «Au vu de l’évolution de la banque, je ne regrette rien…» JnG

 

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Mises d’origine en vogue
«L’occasion d’acheter des vignes s’est présentée plusieurs fois», reconnaît le directeur de Morand Vins, Philippe Morand. «Mais pour faire de la viticulture, il faut être proche de ses vignes. A chacun son métier. Nous, c’est négociants-éleveurs. Et à voir l’ancienneté de certains de nos contrats, il faut croire qu’on ne le fait pas si mal.» Celui avec la Bourgeoisie de Sion date de 1947.
En fait, Morand Vins assure plusieurs filières. Il y a la vinification. Elle a lieu essentiellement à La Tour-de-Trême, en blanc et en rosé. Aux commandes, l’œnologue Daniel Rohner, un Argovien d’origine appenzelloise. Lui apprécie sa situation décalée: «Si le savoir-faire et l’équipement sont à la hauteur, peu importe que la vinification ait lieu à Sion ou à La Tour-de-Trême. Après, c’est à nous de jouer.» Notamment en vinifiant dans le respect des caractéristiques propres à chaque région de provenance. L’entreprise réceptionne aussi du vin en vrac – rouge, blanc et rosé, de Suisse et de l’étranger – qu’elle met en bouteilles. Mais la tendance est à la mise d’origine – du vin élevé et mis en bouteilles dans la région de production ou au domaine. «Ça modifie notre activité, reconnaît Philippe Morand: on embouteille moins, mais on manu­ten­tionne davantage de vins finis.» Ainsi, 80% du vin étranger référencé chez Morand Vins est en mise d’origine. La maison détient l’exclusivité en Suisse pour la quasi-totalité d’entre eux. «On ne les retrouve pas bradés chez des hard discounters.»


Pas avec les grandes surfaces
Mais l’entreprise détient aussi des exclusivités suisses, et non des moindres, comme le Clos Grandinaz, à Sion, ou le Domaine de Morsier, à Mont-sur-Rolle, tous deux élevés et mis en bouteilles au domaine par elle.
Au total, Morand Vins commercialise 2,3 à 2,5 millions de litres par an. Son unique magasin, à La Tour-de-Trême, n’en écoule qu’une infime partie. La maison privilégie la vente directe dans les cantons limitrophes via son service de livraison. Elle passe aussi par des cash & carry, interlocuteurs privilégiés des restaurateurs, voire par des vinothèques ou des marchands de boissons qui jouent les revendeurs. Mais elle ne travaille pas avec les grandes surfaces.
Philippe Morand se rappelle du temps où l’entreprise traitait tous ses clients en direct. «Les restaurateurs avaient alors des caves et du débit, donc de l’argent. Ils commandaient 10000 litres d’un coup, de quoi tenir six mois. A présent, on les livre toutes les
semaines.» JnG

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