Le danseur et chorégraphe qui perpétue l’œuvre de Béjart

| jeu, 08. oct. 2015

C’est l’événement de l’automne pour la saison culturelle: à CO2, le Béjart Ballet Lausanne se produira pour la première fois dans le canton. Deux ballets célèbres de Maurice Béjart et une création de Gil Roman présentée en première suisse figurent au programme. Rencontre avec Gil Roman, directeur du BBL.

PAR ERIC BULLIARD

Au bout du couloir, un studio blanc, des miroirs, des danseurs au travail. Dans les locaux du Béjart Ballet Lausanne, situés derrière le palais de Beaulieu, la classe quotidienne s’achève, entre sueur et sourires. Gil Roman y participe, jusqu’à l’heure  de l’interview.
Gil Roman, c’est ce danseur et chorégraphe admiré de Maurice Béjart, qui l’a désigné comme son seul successeur possible. Après avoir travaillé à ses côtés durant plus de trente ans, il a pris la direction du BBL à la disparition du maître, à l’automne 2007.
Dans son bureau, ce Français de 54 ans évoque avec ferveur sa célèbre compagnie, ses danseurs, ce mentor tant admiré. Et les trois soirées événements de la salle CO2 de La Tour-de-Trême: les 16, 17 et 18 octobre, le BBL se produira pour la première fois dans le canton de Fribourg.

Le Béjart Ballet Lausanne donne environ 80% de ses représentations à l’étranger: pourquoi ne tournez-vous pas davantage en Suisse?
Gil Roman: Pendant des années, on nous l’a interdit. Ce qui peut se comprendre: nous sommes le Béjart Ballet Lausanne, nous appartenons à la ville, qui nous donne le gros de la subvention. Petit à petit, la porte s’est ouverte. Nous commençons à aller à Zurich, à Bâle et, donc, à Bulle. J’espère que nous pourrons aller dans les régions, à la rencontre du public, parce que c’est le but de la compagnie. Après, il faut trouver les salles et les programmes qui conviennent: certaines cho-ses que l’on donne à Beaulieu ne peuvent pas trouver place ailleurs.

Comment montez-vous un programme comme celui que vous présentez à CO2?
La construction de la soirée est très importante. Elle dépend des dimensions du plateau, des danseurs… Avec L’impromptu pour Peralada, le public verra une partie du travail le plus récent. Dans ses dimensions normales, tel qu’il sera présenté à Beaulieu, il s’appelle Tombées de la dernière pluie. Là, je l’ai réduit, pour en faire un nouveau ballet, adapté à la salle de Bulle.
Barocco-bel canto, je l’ai retravaillé pour donner un ballet d’ouverture d’une vingtaine de minutes, sur des musiques du XVIIIe siècle. C’est du Béjart classique, baroque, dansant, coloré. C’est le dernier ballet que nous avons fait avec Gianni Versace, aux jardins Boboli à Florence, en 1997.
En deuxième partie, il y aura Les danses grecques, un ballet classique que Maurice a réglé en 1983, très dansé, avec l’utilisation des pointes, des filles pieds nus, une rigueur technique et une légère inspiration folklorique. C’est surtout une très belle construction dans l’espace.

Jusqu’où retravaillez-vous les anciens ballets?
Je les retravaille avec mon œil. Ce sont tous des ballets que j’ai dansés: Les danses grecques, c’est le premier pas de deux que Maurice m’a réglé. Retravailler signifie reprendre la partition de zéro, la nettoyer, retrouver le sens des pas, enlever toutes les scories, les tics de chaque danseur. Comme un chef d’orchestre qui a entendu Le sacre du printemps des milliers de fois et qui l’écoute pour essayer de bien comprendre les intentions de l’auteur. Ensuite, il faut regarder ce que le danseur en fait et dans quelle direction mener la partition.
C’est un respect total, un amour total de l’œuvre, mais je me sens autorisé à m’adapter aux danseurs. Il n’y a jamais de fidélité: il y a la vie, qui l’emporte toujours. Sinon, nous devenons une compagnie musée et c’est l’opposé de ce que je veux faire. Je veux que les chorégraphies soient ressourcées de l’intérieur, revécues de l’intérieur.
Quand on est responsable de sa compagnie, on est responsable de rendre ses danseurs heureux. Et un danseur est heureux quand il danse! Parfois, Maurice faisait des choses pas intéressantes en soi, pour que le danseur danse. Ça, je peux me permettre de le remettre en question. Certains ballets, développés sur quaran-te-cinq minutes, auraient pu se contenter de vingt minutes et je les retravaille pour qu’ils fassent une suite d’ouverture. Parce qu’il y a des moments sublimes dans des ballets ratés!

Toujours avec cette idée, comme le voulait Béjart, de regarder vers l’avant…
Oui, ce n’est pas parce qu’on utilise le passé qu’on regarde vers l’arrière… Les danseurs du monde entier ont aimé énormément de ballets de Maurice et c’est une chance pour cette œuvre. Quand on était jeune et qu’on voyait L’oiseau de feu, tous les danseurs rêvaient de le danser, comme tous rêvent de danser le Boléro, Le sacre… Après, il ne faut pas faire n’importe quoi: il faut que les danseurs aient une rigueur absolue et c’est ma responsabilité que ce soit monté correctement. Si je sens que ça ne passe plus, ce n’est pas la peine.

Et vos propres créations, comment se situent-elles, par rapport à ce répertoire?
Les créations naissent par envie, par besoin, par nécessité… et non pas par talent qui me tomberait dessus. Je fonctionne en interaction permanente avec mes danseurs, la programmation… Ce qui me donne des idées et qui oblige à avancer, c’est les problèmes à régler!

 

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«Il faut être des amoureux»

Avez-vous l’impression que la réception des spectacles du BBL, qu’elle soit publique, critique ou de vos pairs, a évolué au fil des ans?
Gil Roman: Le public a toujours soutenu la compagnie. Il évolue, mais il nous suit. Dans ces métiers-là, on se montre à poil: nous sommes tout de suite confrontés au public. Il faut tenir compte de ses goûts, de ses envies et arriver à faire son chemin. Quant aux critiques… Quand on a fait une carrière comme moi, on s’est en général fait massacrer la moitié de sa vie, la plupart du temps par des gens qui n’y comprennent rien, qui vont prendre leurs renseignements à droite et à gauche et répéter des poncifs. A mon âge, on s’en fout. Ce qui compte, c’est le public et mes danseurs. Le reste… La mode se démode, laissons-la courir.

Maurice Béjart avait déjà des détracteurs, y compris dans le milieu de la danse…
S’il y en a un qui a subi tout ça, c’est bien Maurice! D’abord parce que c’était un type exceptionnel, qui a créé un engouement incroyable. Il a appor-té énormément à la danse et il a été critiqué toute sa vie. La génération d’après a voulu tuer le père, ce qui est normal. Aujourd’hui, des tas de gens qui l’ont beaucoup critiqué viennent me dire: «Quand même, quel phénomène!» C’est pour ça qu’il ne faut pas s’y arrêter et être sincère dans son travail.

Quand on a une telle réputation dans le monde entier, avec un public fidèle et nombreux, comment continuer à se renouveler? N’y a-t-il pas le risque de se reposer sur ses lauriers?
Pas pour moi. D’abord, parce que je n’ai pas de lauriers. Je ne me repose sur rien, je suis tout le temps angoissé, je veux faire le mieux pour mes danseurs, pour le public, je veux trouver l’idée géniale pour un bon ballet… Parfois, la vie est lourde à porter, parfois c’est merveilleux, mais on avance, on aime. C’est comme les gens qui disent que ce métier est dur: oui, si vous ne l’aimez pas, il est très dur!
C’est vrai que la danse a encore cette image d’un milieu très dur, exigeant…
Il est exigeant, mais les menuisiers le sont aussi. L’exigence fait partie du métier. Mais c’est comme quelqu’un qui est doué pour toucher le bois, pour le ressentir et un autre qui a appris le métier sans avoir ce plaisir et qui, du coup, fait ses heures. Un artiste est comme un artisan: il doit aimer le travail bien fait.
Et puis, tout a beaucoup changé: quand on parle de cette dureté, on parle d’un autre temps. Un film comme Le cygne noir (Black swan) est honteux, c’est une connerie qui répète des poncifs venus de compagnies merdeuses et on continue de raconter que c’est ça, la danse! Ce qui fabrique des ego monstrueux, imbéciles, qui se comportent mal.
La danse est un chemin de vie, un chemin spirituel, une manière de comprendre comment sortir de ses blocages, comment liquéfier, comment être là. Tel est le vrai travail du danseur et il passe par son corps, bien sûr. C’est une chance de développement intérieur, mais dans une société matérialiste qui ne pense qu’à l’argent et à l’ego, ça crée des conflits.

Mais dans cette société-là, le public reste attaché à la danse…
Tout est une compensation permanente: des gens qui restent des heures devant des écrans vont être touchés et trouver une vérité quand ils voient les corps. Je l’ai senti quand on a donné La IXe symphonie, au printemps: ils pleuraient à la fin. Le mystère de la compagnie, qui vient de Maurice, c’est cette manière de faire une danse organique qui va vers les gens. Et de ne pas penser petit. De partager, ce qui n’enlève rien à la sincérité.
Dans un monde où les barrières se ferment, on a besoin de cette chaleur. De sentir que s’aimer et partager est peut-être le plus intéressant. Il ne faut pas le prendre pour du bon sentiment, mais comme une lumière qui vous élève. Nous ne sommes plus à l’époque où l’on peut rester dans son fauteuil et être cynique. Il faut être des amoureux…

 

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