Le «Torpedo Institut», œuvre ultime et oubliée de Tinguely

| mar, 29. déc. 2015

Au moment de sa mort, il y a vingt-cinq ans, Jean Tinguely avait presque achevé son «antimusée» dans ses ateliers de La Verrerie. Tensions et malentendus ont empêché de terminer ce qui serait devenu sa plus grande œuvre. Un livre d’Olivier Suter présente en détail ce Torpedo Institut.

PAR ERIC BULLIARD

L’heure n’est plus aux polémiques ni aux «si seulement». Les regrets, eux, restent vifs en découvrant l’ouvrage d’Olivier Suter. L’artiste et enseignant fribourgeois vient de publier Torpedo Institut, chez le prestigieux éditeur zurichois Patrick Frey. Un livre fort bien documenté sur l’«antimusée» que Jean Tinguely préparait à La Verrerie.
Inachevée à sa mort en 1991, cette œuvre ultime a été démantelée, puis largement oubliée. «Elle n’existe plus, le livre permet de dire: voilà sur quoi Tinguely s’est acharné les dernières années de sa vie», explique Olivier Suter.
Jean Tinguely a acheté en janvier 1988 ces halles industrielles désaffectées. Il y installe son atelier, crée d’innombrables sculptures, réunit des œuvres d’artistes amis et conçoit le Torpedo Institut. Le nom rend hommage à son ami Pontus Hulten: cet historien de l’art, avant de devenir le premier directeur du Centre Pompidou, a dirigé le Moderna Museet de Stockholm, installé dans une ancienne fabrique de torpédos. Tinguely avait nom-mé Pontus Hulten à la tête de son antimusée, comme le révèle une lettre publiée dans le livre.
Le sculpteur a alors passé la soixantaine. A la suite d’une opération du cœur, il a frôlé la mort en 1985. Depuis, il travaillait avec frénésie: «Dans ses six dernières années, Tinguely réalise 400 sculptures, relève Olivier Suter. Et les plus petites font deux mètres de haut!» Cet enthousiasme se voit stoppé par l’attaque cérébrale qui l’emporte le 30 août 1991.
Le Torpedo Institut est alors quasiment prêt à ouvrir: «Les choses sont en place, Tinguely a déjà organisé des visites. Il a mis des millions de francs dans ce projet, indique Olivier Suter. A La Verrerie, il a conçu la plus grande œuvre de la fin de sa vie et elle ne figure souvent même pas dans sa biographie.» C’est pour réparer cette injustice qu’il a retracé l’aventure de cette utopie dans un cahier de Pro Fribourg, sorti en 2010. Depuis, il a poursuivi les recherches, recueilli de nou-veaux témoignages, déniché d’autres documents.
Olivier Suter nourrit une fascination pour Tinguely depuis l’enfance, depuis la découver-te, à 5 ans, d’Eurêka à l’Exposition nationale de 1964. Quant à son intérêt pour le Torpedo Institut et son destin malheureux, il s’est avivé en 1996, lors d’un happening du festival du Belluard.


«Ouverture officielle»
Tinguely était mort depuis cinq ans. Sous la houlette de Michel Ritter et Eliane Laubscher, le festival d’art contemporain clôt cette édition-là par une soirée festive à La Verrerie. Elle s’intitule «Ouverture officielle de l’antimusée», en clin d’œil au Musée Tinguely qui doit bientôt être inauguré à Bâle. Surpris, Olivier Suter découvre à quel point les tensions couvent: «Il y a eu une explosion de pour et de contre. Niki de Saint Phalle voulait nous envoyer la police!»
Trois mois plus tard, l’arrière-fond de l’histoire s’éclaire quand L’Illustré publie une copie du testament de Jean Tinguely. Il demandait expressément que «la totalité des œuvres énumérées dans la liste ci-annexée forme un ensemble définitif et reste en emplacement actuel à La Verrerie». En conférence de presse à l’inauguration du musée bâlois, Niki de Saint Phalle (séparée du sculpteur, mais toujours son épouse et son exécutrice testamentaire) avait déclaré le contraire.


Tensions, émotions…
Voici donc le rêve de Tingue-ly publié noir sur blanc. Trop tard: nombre de ses œuvres ont été installées au Musée de Bâle, construit par Mario Botta. Fribourg, de son côté, inaugurera son Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle en 1998. La Verrerie n’a plus que des souvenirs. Le site retrouvera ensuite sa vocation industrielle.
«A l’époque, il y avait énormément d’émotions autour de l’héritage, se souvient Olivier Suter. Je me suis dit que quand tout se serait calmé, je raconterai cette histoire.» Difficile «de savoir exactement comment les choses se sont passées. La ville de Bâle s’est montrée hyperactive, alors que, ici, il y a eu des malentendus, des incompréhensions…»
Fribourg n’a-t-il pas pris la mesure de son plus célèbre artiste du XXe siècle? «On a retenu son côté clown, alors que c’est un personnage multiple, d’une intelligence et d’une sensibilité exceptionnelles. Beaucoup ont vu sa facette amusante, mais pas la portée philosophique et sociale de son œuvre.»


Un nouveau geste radical
Cette œuvre, justement, aurait dû culminer au Torpedo Institut, où Tinguely allait «encore une fois remettre en cause l’histoire de l’art, comme il l’a fait avec ses Machines à dessiner et Hommage à New York», affirme Olivier Suter. Certes, il y a le Cyclop, cette folie géante réalisée dans la forêt de Milly. «Mais il est plus ludique, c’est une grande cabane dans les arbres. Le Torpedo Institut est sombre. Il constituait à nouveau le geste radical d’un artiste qui réfléchit sur ce qu’est l’art.»


«A l’intérieur de Tinguely»
A la fois œuvre globale et lieu d’exposition, ce monstre faussement anarchique aurait permis d’approcher comme jamais un artiste hors normes. «A Bâle, il y a des œuvres sur des socles: on est devant Tinguely. A La Verrerie, on aurait été à l’intérieur de Tinguely, pour découvrir à la fois un résumé de sa vie et le déroulement synthétique de tout son travail.» Des regrets, qu’on disait…

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Visite dans le rêve inachevé

Il ne l’appelait pas «antimusée» seulement pour la formule provocatrice. Le Torpedo Institut que Jean Tinguely installait à La Verrerie remettait en cause notre mode de consommation de la culture. Un exemple: des casques audio étaient prévus pour la visite, mais dans une langue que ne comprendrait pas le visiteur…
Dans son livre, Olivier Suter publie un plan de ce qu’aurait dû être cet atelier et espace d’exposition de plus de 2700 m2. Il décrit également une visite de ce «grand foutoir où Tinguely avait mis en scène le désordre».
Encore fallait-il y avoir accès: «Le Torpedo Institut est presque toujours fermé, écrit-il. Il n’est ouvert que sur réservation. L’administration trie les demandes, choisit et convoque les visiteurs à un jour et à un moment précis. (…) L’administration peut changer d’avis et vous recaler à chaque instant.» Le nombre de personnes admises est restreint. Uniquement des individus qui ne se connaissent pas, jamais de groupes.
Pas de cafétéria ni de boutique, juste des bâtiments industriels restés bruts. A l’entrée, une secrétaire occupée à se vernir les ongles fait dédaigneusement signe d’entrer. La visite commence par une timbreuse, souvenir traumatisant du temps où Tinguely effectuait son apprentissage de décorateur.
Dans le noir presque total, les visiteurs passent dans l’ancien vestiaire des ouvriers, au sol recouvert d’eau: «Il faut que les riches visiteurs abîment leurs belles chaussures neuves», souligne Olivier Suter. Passé une Guillotine qui s’abat juste derrière eux, ils découvrent ensuite les premières œuvres: les Veuves d’Eva Aeppli, puis une reproduction géante du Grand oiseau amoureux de Niki de Saint Phalle.


Environ 120 œuvres de Tinguely
L’exposition se poursuit avec les Ferrari de l’artiste ainsi que la Lotus de Formule 1 de Jim Clark (installée initialement dans la chambre à coucher de Tinguely!). Puis des toiles d’amis (Yves Klein, Robert Rauschenberg, Julian Schnabel, Keith Haring…) avant les immenses halles où se trouvent un avion suspendu, un monstre d’acier de Bernard Luginbühl (Atlas) et, enfin, de nombreuses œuvres de Tinguely, dont le Retable de l’abondance occidentale et du mercantilisme totalitaire ainsi que la Grande Méta Maxi Maxi Utopia. Cette sculpture de 17 m de large et 7 m de haut marquait la fin de la visite, «avec ses escaliers, ses passages, ses pièges et ses farces».


Il faut imaginer le bruit
A la mort de Tinguely, l’inventaire de La Verrerie fait état de quelque 120 de ses machines. Il faut imaginer le bruit invraisemblable, l’obscurité, le chaos anarchiquement organisé pour créer effroi et amusement. Comme le souligne Olivier Suter, Tinguely «met en scène, il compose, il rythme, il orchestre une Giga Méta Méta Maxi Maxi Maxi Absolue Totale Synthétique sculpture». EB

 

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2016 sera l’année Tinguely
L’année 2016 marquera les 25 ans de la mort de Jean Tinguely. L’association chargée des festivités présentera le programme lors d’une conférence de presse le 5 janvier. Il débutera le lendemain à Châtel-Saint-Denis: l’exposition itinérante Les caisses à outils de Jean Tinguely se tiendra à l’aula de l’Univers@lle, du 6 au 21 janvier, avec un vernissage prévu le jeudi 7 à 18 h.
Ces 17 caisses forment des mini-ateliers interactifs qui permettent de se familiariser avec l’artiste. L’exposition, d’abord destinée aux classes primaires, est ouverte au public les week-ends. Après Châtel-Saint-Denis, elle sera présentée dans les districts du canton durant toute l’année. EB

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