Impossible, à Marsens, d’ignorer la présence de l’hôpital

| sam, 19. aoû. 2017

Depuis 1875, Marsens et son hôpital psychiatri­que font vie commune. Même si les choses ont bien changé, l’institution imprime encore et toujours sa marque sur la vie du village.

PAR JEAN GODEL

Marsens est un village compliqué: difficile, vu du ciel, de comprendre sa logique spatiale. On est à mille lieues du village-route. Déjà parce que la route cantonale n’y passe pas. Plusieurs quartiers cohabitent, par ailleurs répartis de façon assez compacte, en dehors de celui des Bugnons, qui part à l’assaut des Monts de Riaz, et de celui de la Croix, qui monte à vrai dire nulle part, en cul de sac.
Surtout, Marsens n’a pas de centre clairement défini. D’abord parce qu’il ne possède pas d’église, laquelle se trouve à Vuippens – qui a fusionné avec Marsens en 2001. Sur les vieilles cartes, le village se réduisait à quelques fermes entre la chapelle Saint-Nicolas, l’école actuelle et le château des Gapany. Mais il y a belle lurette que le bistrot et la boulangerie y ont fermé.
C’est en fait l’hôpital psychiatrique qui a compliqué les choses, lui qui a rendu, à son corps défendant, Marsens célèbre. Un immense quadrilatère qui occupe le bas du village et que ce dernier domine en faisant mine de l’ignorer. Comme s’il regardait au loin, par dessus les bâtiments. Pourtant, malgré le panorama splendide dont il jouit, Marsens doit faire avec son «hospice d’aliénés», comme on l’a longtemps nommé.
Pour y voir plus clair, nos pas nous ont porté chez Alain-Jacques Czouz Tornare, l’historien né à Douai, en France, d’un père polonais et d’une Tornare de Marsens. Revenu dans la maison maternelle en 1982, fondateur – en 1985 – et rédacteur en chef du journal Mars en tous sens, il fait partie des 10% de Marsensois originaires du village.
«En somme, sourit-il, Mar­sens a longtemps fonctionné comme un Etat communiste: en arrivant avec le bus, vous débarquiez sur la place de l’Etat, à qui tous les bâtiments visibles appartenaient.» Et appartiennent encore, à l’exception de la Ferme de l’hôpital, vendue à la commune dans les années 1990. Pour le reste, tout est propriété du canton: le café de la Croix-Blanche (fermé il y a peu), la boucherie, la fromagerie, la chapelle Saint-Ignace, les services généraux de l’hôpital, sans compter l’hôpital lui-même. Seule la halle de gymnastique, construite sur un terrain cédé par l’Etat, forme une enclave communale.


L’énigme du centre
Et le centre du village? «Il n’y en a pas vraiment», confie Alain-Jacques Tornare. Bien sûr, la Ferme de l’hôpital abrite désormais une banque, la Poste et la boulangerie-épicerie Overney, qui fait aussi office de tea-room. Avec la fromagerie de Marc-Henri Horner, célèbre loin à la ronde, et la boucherie Pürro&Tinguely, voisines, elle forme un petit “centre commercial”. Mais voilà, en face, il y a l’hôpital, qui impose sa présence.
Pourtant, l’institution est sans barrière, accessible au public. Elle abrite le Vide-poches, unique espace culturel de Marsens – boudé par les gens du cru. Elle possède même une bibliothèque et un petit ciné-club, mais les villageois ne les ont pas vraiment intégrés. «Marsens est un peu fragile, résume l’historien. Sorens a une vie villageoise bien plus développée.»
Cela dit, se presse-t-il d’ajouter, les choses ont bien évolué. Si, en 1875, l’arrivée de l’hôpital a bouleversé la vie à Marsens, le temps est révolu où le village, radical, devait composer avec cet encombrant voisin étatique, repère de Conservateurs. Et Marsens a aussi bien profité de l’hôpital. Ce n’est pas Francis Kolly, ancien syndic et administrateur de l’institution, qui dira le contraire.
Sur sa belle terrasse du quartier de Montmasson – un quartier créé dans les années 1960 par l’hôpital pour fixer les employés, alors difficiles à faire venir jusque là – il reconnaît que les relations avec le village ont pu être compliquées: «Plus que de tensions, je parlerais de vies séparées. Il faut dire qu’à l’époque, on conduisait les “fous” à Marsens…» Il y a mieux, comme carte de visite.
Engagé en 1960, Francis Kolly devient administrateur en 1970. Il le restera jusqu’en 1997. C’est aussi en 1970 qu’il est nommé syndic (jusqu’en 1986). «La commune a profité des revenus des employés résidant sur son territoire. Et si l’hôpital ne payait pas d’impôts, j’ai fait passer une contribution immobilière sur les bâtiments. La cohabitation était donc assez bonne, hormis quelques jalousies envers les employés de l’hôpital, qui était un bon employeur.»
A l’époque, le poids de l’institution est énorme. En 1920, Marsens comptait une moitié de malades: 392 sur 798 habitants! «Dans les années 1970, on a eu jusqu’à 478 résidents pour environ 1200 habitants, se souvient Francis Kolly. C’était avant les EMS, quand les hôpitaux et les communes nous envoyaient tous ceux dont ils ne savaient que faire.»
Voilà qui explique le fonctionnement quasi kolkhosien de l’hôpital, cette ville dans le village. Francis Kolly a aussi accompagné l’évolution – la révolution! – des soins: «Quand je suis arrivé, j’ai été abasourdi par ce que j’ai vu. Depuis, tout a changé.»


Vie en autarcie
De retour «en bas», en face de l’hôpital, nous rencontrons Jacqui Fragnière et Cédric Romanens, deux menuisiers du désormais Réseau fribourgeois de santé mentale. Le premier est arrivé en 1973 comme apprenti, le second en 2008.
Jacqui a connu ce temps où l’hôpital fonctionnait en autarcie: «Les animaux de la ferme fournissaient le lait et la viande, on fabriquait le fromage et on engraissait un peu, même si on se fournissait aussi chez les particuliers. Il y avait une forge, une menuiserie, des maçons, une porcherie, et même un petit abattoir. Certains patients allaient aider à l’Abbaye, pour les foins et des petits travaux. Ils amenaient aussi les lavures des cuisines à la porcherie.»
Même la Croix-Blanche participait de cette vie en cercle fermé: «Les patients venaient souvent avec leurs visites.» A la chapelle Saint-Ignace, l’aumônier de l’hôpital disait des messes régulières. Mais elles étaient peu fréquentées par les gens du village: «Ils allaient à Vuippens.»


Un havre de paix
Petit détour par la boulangerie-épicerie-tea-room, bien fréquentée. «Les gens jouent le jeu», reconnaît une employée. «Il y a même une cliente qui vient de Bulle faire ses courses: on a tout sur place, ici.» De fait, ce «non-centre» du village est assez animé, entre les voitures, les bus, les chalands, les employés du RFSM, sans parler des patients qui vont boire un jus ou se poser sur un banc.
Mais on aurait tort de tout lier à l’hôpital. Il suffit de remonter derrière la ferme pour découvrir un havre de paix accueillant, frais et ombragé en cette mi-août suffocante: l’ensemble que constituent la place de jeux, le parc aux biches, le home d’Humilimon et la crèche des Galopins. Une crèche abritée dans la Villa Humilimont, propriété de l’Etat…
Les 55 enfants qu’elle accueille sont des privilégiés: hauts plafonds, parquets anciens, grands volumes, solarium, le lieu a une âme. Partout trônent des livres: «C’est l’un de nos points forts», explique Isabelle Bailo, directrice pédagogique. Avec l’éveil à la nature: «Depuis sept ans, nous avons notre canapé forestier, et aussi la rivière sauvage. Les enfants sortent par tous les temps. Avec un environnement pareil…» Pour leurs 25 ans, les Galopins ont ajouté la pédagogie par les marionnettes. Autre particularité: la crèche est l’une des rares à accepter les placements irréguliers, une offre appréciée du personnel hospitalier. «On a là un bel outil de travail», conclut Isabelle Bailo.
Derrière la crèche, la place de jeux s’offre des petits airs de parc anglais. Vaste, bien équipée avec sa pelouse en pente douce, elle est connue loin à la ronde. Les familles y viennent autant pour les installations que pour prendre du bon temps à l’ombre des grands arbres – c’est fou le nombre d’arbres monumentaux que compte le village, une autre contribution de l’Etat propriétaire… «J’ai découvert la place il y a deux semaines sur internet, raconte ce papa bullois. Depuis, j’y viens régulièrement: elle est magnifique!»
Et si le véritable centre du village était finalement là, sous les grands arbres du parc aux biches? A moins que cela ne soit au temple de Mars, lieu de culte gallo-romain auquel le village doit son nom. Seulement, le site est isolé. Et puis, déplacé à la construction de l’A12, il est désormais à Riaz. «Mais avant, rigole Alain-Jacques Tornare, il se trouvait sur Echarlens. Il n’a donc jamais été à Marsens…» Compliqué, on vous disait. ■

 

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Des culs-de-sac à foison

Marsens recèle une curiosité: ses quartiers ne communiquent pas entre eux. En tout cas pas tous. Ainsi celui du Crêt: sur la carte, il ne fait qu’un avec les hauts de la villa Humilimont. Dans les faits, la rue du Crêt est coupée net par une haute haie qui empêche tout passage, juste devant chez Philippa de Quay: «Quand j’amenais mes enfants à la crèche, à 150 mètres d’ici, je devais prendre ma voiture pour faire le détour.» Son voisin Jacques Schell parle de différents «blocs» qui se sont développés séparément et qui forment des zones étanches: «Il y a beaucoup de culs-de-sac à Marsens.» Etonnée, Philippa de Quay avait demandé, il y a longtemps, à inscrire la question des droits de passage au tractanda d’une assemblée communale: on l’a convaincue d’y renoncer. «Je ne sais toujours pas pourquoi.» En dessus de chez elle, deux lotissements sont en train de pousser côte à côte. Aucune liaison n’est prévue entre eux…
Cela dit, point de mur de Berlin à Marsens: on y vit très bien et les occasions de se rencontrer se multiplient. «Les fêtes organisées par la Jeunesse sont intergénérationnelles et très suivies, insiste Philippa de Quay. C’est vraiment sympa.» Elle-même va toujours plus souvent boire un verre au Soleil, la cafétéria de l’hôpital: «C’est une particularité de Marsens: ici, on vit avec les malades qui se promènent dans le village. Mais en fin de compte, on s’habitue à cet hôpital. Et je me dis qu’il y a plus de fous dehors que dedans…»

Un sentier qui fait le lien
L’histoire de Marsens est d’une grande richesse et remonte très loin dans le temps, au moins jusqu’à l’époque gallo-romaine. Dès lors, le meilleur moyen d’appréhender le village est de suivre le Sentier des découvertes. Une balade magnifique établie en 1991 par la Société des intérêts villageois de Marsens-Vuippens. Les textes, signés Alain-Jacques Tornare et Evelyne Maradan, sont consultables sur le site www.siv-marsens.ch. Sans doute l’un des rares éléments à faire le lien entre les quartiers du village et leurs habitants. JnG

 

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