Sur les traces de Jean Tinguely dont il ne reste presque rien

| jeu, 03. aoû. 2017

Il considérait La Verrerie comme «le centre du monde». Jean Tinguely y travaillait à ce que d’aucuns nomment sa «plus grande œuvre», le Torpedo Institut. Mais de sa présence dans le village veveysan, il ne reste qu’une sculpture engloutie par les friches et les souvenirs des habitants qui l’ont côtoyé.

PAR PRISKA RAUBER

«Au cours de la soirée des Rois de la Landwehr dont il est l’invité d’honneur en janvier 1990, Jean Tinguely prend la parole devant une mappemonde et, pointant La Verrerie du doigt, déclare que cet endroit est pour lui le centre du monde, comme l’était la gare de Perpignan pour Salvador Dali.»* Son centre du monde, un hameau veveysan de 250 habitants. Une bonne raison d’y passer une journée.
C’est par l’atelier que l’artiste acquiert en 1988 que notre escapade logiquement commence. On reconnaît bien vite l’immense usine. On s’attendait à y voir, du moins y sentir, des traces de sa présence. On y trouve du silence et des friches, qui ont englouti la seule sculpture témoignant de son passage ici. Longtemps vides, les halles industrielles viennent d’être rachetées par l’entreprise de serrurerie et maréchalerie châteloise R. Pilloud SA.
On espère au moins que c’est Jean Tinguely qui a déposé contre ces murs ces tiges rouillées, ces bouts de verre brisé. Car c’est bien là – jusqu’à ce qu’une attaque cérébrale l’emporte en 1991 – qu’il travaillait avec frénésie à ce que d’aucuns nomment sa «plus grande œuvre»: le Torpedo Institut, son antimusée, qu’il voulait à La Verrerie. C’est bien cette porte qu’il franchissait pour se rendre au bistrot du village, ou pour aller caresser sa vache préférée, juste à côté.
«Il venait toujours la montrer à ses visiteurs», se souvient Raymond Perrin, l’agriculteur alors propriétaire de Joyeuse. Oui, il a souvent croisé Tinguely, il a même scié des troncs pour l’une de ses sculptures. «C’était un artiste. Un jour le soleil, le lendemain ça pleuvait! Mais c’était un gars assez sympa.» Pas vraiment snob, même s’il fallait lui donner du «Monsieur Tinguely». «La vie, la mort, surtout la mort, voilà ce qu’il mettait dans ses œuvres. Il avait besoin de crânes d’animaux, de cornes.»
L’artiste confectionnait alors son Safari de la mort moscovite, destiné à l’exposition de Moscou, en 1990. Une sculpture ambulante construite sur une Renault 5, décorée de nombreux crânes et surmontée d’une faux. Les enfants du village ont participé à la récolte de matériaux. De quoi faire sourire Raymond Perrin en y repensant. «C’était un personnage, mais sans Seppi, sa grande imagination aurait eu du mal à être concrétisée.» Seppi Imhof, son assistant, comme les sculpteurs Bernhard Luginbühl et René Progin, ses amis, qu’il voyait souvent à La Verrerie.


Crème et vin cuit
Le voisin agriculteur a-t-il quelques œuvres de l’artiste chez lui? «Il m’a donné une des affiches officielles, signée je crois, qu’il a créée pour le 700e anniversaire de la Confédération, l’année de sa mort. Mais je ne sais pas du tout où elle est! Quelque part par là, ou chez un de mes frères.»
Celles que Tinguely a données à Albert Bertherin trônent par contre en bonne place entre le cové et l’oji gravés. C’est chez lui que nous amène la suite de notre périple sur les traces de l’artiste. Albert Bertherin, dit Titi, est l’ancien syndic et l’ancien tenancier du bistrot, où le sculpteur allait souvent boire le café. Où il emmenait ses visiteurs pour manger «La Mecque des meringues fribourgeoises», comme il disait: meringue, crème double et vin cuit. «Il en commandait toujours pour chaque convive, même si personne d’autre que lui n’en voulait! Et il venait toujours en salopette bien sûr, même s’il était avec des gens riches et bien habillés, ou des gradés de l’armée!»
L’ancien tenancier confirme que «l’artiste tenait à être vousoyé, que lui vousoyait tout le monde, et qu’il fallait se signer. J’ai toujours eu des casquettes écossaises à pompon. Quand je le croisais, je la soulevais et lui lançais un “M’sieur Tinguely”. Mais c’était un bon gars.» Titi, son épouse Zita et Jean Tinguely sont «tombés amis par respect et par simplicité». Il faut dire qu’il était chouchouté par cette dernière, qui avait droit au baisemain. «Il aimait ma soupe aux légumes. Mais je n’en avais pas toujours au menu, raconte Zita. Alors il me demandait si je ne pouvais pas lui en préparer une quand même et je le faisais! Puis j’allais la lui apporter à son atelier, dans un thermos.»


Joyeux Noël
Elle le prenait comme il était. Un «artiste», un peu «spécial», un peu hors norme, faisant fi des codes, des attentes ou des horaires, mais «correct et reconnaissant. Un soir du 24 décembre – on fermait toujours après le service de midi – il neigeait à patte, on frappe à la porte du bistrot, à 20 h. Je tire le rideau et je vois Monsieur Tinguely, en salopette. Il venait nous apporter des cadeaux de Noël!» Une housse de couette et une taie d’oreiller à la marque de Jean Tinguely pour elle, une cravate en série limitée signée de l’artiste pour lui. Zita nous les montre. Evidemment qu’elle les a gardées!
Il était un client élogieux, mais pouvait partir sans payer son ardoise. «Nous n’étions pas inquiets. Souvent, il n’avait pas d’argent mais quand il en avait, il payait large. Un jour il arrivait pour régler son dû avec un billet de mille francs chiffonné, qu’il tirait de la poche de sa salopette.» En buvant son café, Jean Tinguely griffonnait sur les sets de table. Les tenanciers les jetaient, comme tous les sets utilisés par n’importe quel autre client. «Le boucher Corpaato m’avait pourtant dit, une fois, de les garder. Mais, on n’a jamais pensé à quel point il était un artiste célèbre, confie Albert Bertherin. C’est en voyant tout ce beau monde débarquer ici pour le voir qu’on en a eu une idée.»
Il était syndic à l’heure de la mort de l’artiste, mais n’a pas sorti les armes pour empêcher le démantèlement du Torpedo Institut. «Le Conseil communal n’avait pas les moyens d’investir et de développer ensuite ce musée, pour qu’il tourne.» On imagine Tinguely lui rétorquer une de ses phrases fétiches: «Ce n’est pas le compte en banque qui tire les bénéfices de l’art, c’est l’esprit.»
Les autorités fribourgeoises ne se sont pas non plus démenées pour que le musée survive à Jean Tinguely. N’avait-on pas mesuré que derrière ce clown «macabriste» se trouvait l’un des chefs de file du Nouveau Réalisme, un artiste qui avait révolutionné les arts plastiques? On ne le mesure pas non plus, du reste, en marchant sur ses traces à La Verrerie. Heureusement, on a pu apercevoir l’homme dans cette salopette bleue, grâce aux souvenirs de ses habitants. ■


* Pro Fribourg N° 169, Torpedo Institut, Olivier Suter

 

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D’autres Tinguely avant-gardistes

Ayant entendu parler d’une entreprise particulière dans le coin, on se met à sa recherche après un excellent repas mauricien pris au seul bistrot de La Verrerie, l’Auberge de l’Union (sa tenancière depuis onze ans y a ramené les goûts de son île).
A droite, en haut, plus haut, retour en bas… «Un magasin bio par là? Connais pas. Faut dire que ce n’est pas trop mon truc», nous répond-on au village. A force de persévérance, on le trouve dans un quartier de villas. Au sous-sol de celle de Jean-Luc et Christine Tinguely. On est accueilli par une odeur intense de Provence. La lavande est conquérante. Dans le petit magasin Bio Naturel, c’est un va-et-vient. Un couple cherche notamment une solution pour éloigner les limaces de son jardin, à l’aide des EM. Les EM? Les micro-organismes efficaces. Un cocktail bienfaisant de bactéries et de levures, qui nettoie et ensemence l’environnement de bonnes bactéries aux effets positifs.
«Elles équilibrent et régénèrent les sols», précise Christine Tinguely. Avec son mari, des enfants du pays, ils ont découvert les EM il y a six ans. Ils les testent durant trois ans, sans en parler. La vivacité de leur jardin stupéfie alors le voisinage. «Les effets ont été immédiats, souligne Jean-Luc Tinguely. Goût et abondance, couleurs et odeurs, forte diminution des limaces, retour des coccinelles…» Ils concluent un partenariat avec un fournisseur alémanique – «où les EM sont bien plus connus qu’en Suisse romande» – et les commercialisent depuis trois ans. Leurs clients viennent de toute la Romandie, même de France. Des particuliers qui soignent leur jardin, des agriculteurs
qui appliquent les EM dans l’ensilage, des vignerons dans leurs vignes, des apiculteurs dans leurs ruches, des propriétaires d’animaux sur leurs bêtes. L’utilisation des EM est multiple.
Avant-gardistes aussi, ces Tinguely-là… «Il est vrai qu’à l’image de la permaculture et de la biodynamie, avec lesquelles les EM forment un tout, il faudra du temps. Mais nous sommes convaincus de leur efficacité au service de la terre, des animaux et des hommes. Il est temps de nous mettre à l’ouvrage pour laisser à nos enfants une planète en voie de guérison, comme le dit Anne Lorch, auteure d’un passionnant livre sur le sujet.» PR

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