C’est l’ensemble du paysage audiovisuel qui est en jeu

| mar, 30. Jan. 2018

Le 4 mars, les Suisses voteront sur l’initiative «No Billag». Le texte veut supprimer la redevance et interdit tout subventionnement des radios et télévisions par la Confédération. Jean-François Rime la défend et Christian Levrat la combat.

PAR JEROME GACHET ET JEAN GODEL

Rarement campagne aura été lancée aussi rapidement. Depuis plusieurs semaines, les débats sont âpres: faut-il abolir la redevance Billag, comme le proposent les Jeunes PLR et les Jeunes UDC? Quel serait l’avenir de la RTS
et des radios et TV locales qui en bénéficient? La campagne s’est encore intensifiée à  la publication des premiers sondages, lesquels donnaient le oui en tête. Depuis, la tendance s’est inversée puisque 60% de la population refuserait l’initiative.
Pour en débattre, La Gruyère a réuni à une même table le conseiller national UDC Jean-François Rime, président de l’Union suise des arts et métiers (USAM), favorable à l’initiative lancée, et le conseiller aux Etats socialiste Christian Levrat, qui, lui, y est opposé.

Quelles seraient, à vos yeux, les conséquences d’un oui le 4 mars?
Christian Levrat. C’est la disparition de la SSR dans sa forme actuelle, car elle vit à 75% de la redevance. Cela implique aussi la suppression de la plus grande partie des émissions d’actualité et celle, probablement totale, des émissions culturelles et sportives. Au-delà de la SSR, c’est la mort, hors des grands centres urbains, des radios et des TV régionales. Resterait un espace commercial pour une offre privée dans la région zurichoise. Ce qui permettrait à TF1 et M6 de se développer, ces chaînes devenant la seule alternative.
Jean-François Rime. Cela exigerait un redimensionnement assez clair de la SSR, car ses revenus diminueraient. Oui, j’en conviens, ça aurait des conséquences. Mais pour les régions périphériques, les informations arriveraient quand même grâce au développement d’internet.
Le problème, dans ce dossier, c’est qu’on ne nous a pas laissé le choix. Mardi, dans une interview, Doris Leuthard a affirmé que la redevance pour les privés, qui vient de passer de 450 à 365 francs (n.d.l.r.: dès 2019), allait encore baisser. Or, rien n’est prévu pour les entreprises.

Ce modèle de financement via une redevance n’est-il pas dépassé dans un paysage médiatique où la SSR n’est pas, et de loin, le seul canal d’information?
C. L. Tout l’audiovisuel, radios et TV locales comprises, vit de la redevance. Je ne doute pas que M6 et TF1 attendent l’affaiblissement de la SSR pour occuper cet espace et attirer des publicités. Sauf qu’elles ne produisent pas de contenu pour la Suisse. Avec un marché romand d’un million et demi d’habitants, nous n’avons pas d’alternative à cette redevance pour bénéficier de médias audiovisuels de qualité, qui parlent de notre vie ici, de nos projets culturels, de nos compétitions sportives.
Des offres globales existent, comme Spotify ou Netflix, mais elles ne produisent aucun contenu local. Si on veut que les artistes romands continuent d’être diffusés, la SSR, c’est 56 millions de droits d’auteur versés. Et pour un franc par jour, on a la garantie d’avoir des nouvelles locales sur toutes les plates-formes.
J.-F. R. Vous dites redevance, mais à la fin, ça va devenir un impôt puisque tout le monde sera obligé de le payer. De nombreux habitants, qui ne parlent ni français ni allemand, ont des paraboles. Or, ils paieront comme les autres. Je ne comprends pas que Christian Levrat, qui défend ces classes de population, veuille leur imposer la redevance. Qu’il y ait une taxe, d’accord. Mais nous avons proposé de la faire baisser à 200 francs par ménage. Or, Doris Leuthard n’a même pas évoqué cette proposition dans ses réponses au Conseil national. Mais ce n’est pas ce qui nous gêne le plus…

Qu’est-ce donc?
Les 200 millions de francs que l’on vole aux entreprises! Et, parmi elles, c’est la classe moyenne qui passera à la caisse. Les géants comme Nestlé ou Coop ne verseront que 35 000 francs au maximum. Autre exemple: avec sa structure juridique, le groupe Fenaco-Landi aurait dû verser 1 million, mais Mme Leuthard a trouvé une solution pour que cela ne lui coûte que 35 000 francs… J’ai appelé le service concerné pour dire que, avec mes trois sociétés, j’étais dans le même cas. On m’a répondu qu’il fallait en avoir au moins 37 pour bénéficier de ce traitement.
Je précise aussi que ce n’est pas l’USAM qui a lancé cette initiative, mais les Jeunes PLR et les Jeunes UDC. Deux solutions s’offraient à nous, l’USAM: ne rien dire et se faire voler 200 millions par an ou soutenir l’initiative.
C. L.  Abordons la question des entreprises, comme ça, elle sera liquidée: cette question relève de la Loi sur la radio-télévision que le peuple a acceptée il y a deux ans.
J.-F. R. A 3000 ou 3200 voix près...
C.L. Peut-être, mais cela n’en fait pas moins une décision démocratique qui stipule que les entreprises participent au financement de la redevance. La population a tranché. La question est, aujourd’hui, de savoir si l’on maintient ou non la SSR, les radios et les TV locales.
Je trouve par ailleurs hallucinant que des Romands envisagent de soutenir «No Billag». Car nous sommes gagnants sur tous les plans, particulièrement dans les régions périphériques. Nous payons 23% de la redevance et en touchons 33%. C’est grâce à la redevance payée par les Suisses alémaniques que l’on peut bénéficier, chez nous, d’une offre aussi variée et riche. Ce serait un autogoal incroyable de voir la Suisse romande accepter «No Billag». J’espère qu’on se situera entre 70 et 80% de non. Les seuls qui auraient intérêt à un oui sont les milieux d’affaires zurichois, qui pourraient ainsi lancer leurs propres médias.

Cette solidarité et cette cohésion nationales ne valent-elles pas ce sacrifice de 200 millions des entreprises?
J.-F. R. Non, je ne vois pas pourquoi. En plus, on ne va pas payer qu’une fois, mais chaque année. Et ce montant va continuellement augmenter.
C. L.  Trois quarts des entreprises sont exemptées de la redevance…
J.-F. R. Il s’agit surtout d’entreprises qui ont peu de personnel alors qu’en définitive, ce sont elles qui profitent le plus de la radio ou de la TV – par exemple un salon de coiffure. Et pourquoi les administrations ne seraient-elles pas soumises à la redevance? J’imagine qu’il y a plus de gens qui y écoutent la radio ou la télé que dans nos entreprises…
C. L.  Ce n’est pas le sujet.
J.-F. R. Cette double imposition est inadmissible! Doris Leuthard ne parle jamais des entreprises. Pour les 20 000 concernées, cela représente trop d’argent.

Par quoi remplace-t-on alors le système actuel de financement des médias?
J.-F. R. C’est à Doris Leuthard et à la SSR de faire des propositions, pas à l’USAM – c’est là où j’ai une petite divergence avec mon directeur (n.d.l.r.: Hans-Ulrich Bigler, directeur de l’USAM, membre du comité «No Billag» Oui, qui a présenté un plan B le 9 janvier dernier).
C. L.  L’USAM est divisée…
J.-F. R. Non. A l’assemblée des délégués, le oui l’a emporté à 70%. Et parmi les 30% de non, il y avait des gens que nous n’avions jamais vus, venus sur ordre de Mme Leuthard.
C. L. Il reste que le Conseil des Etats, où l’USAM est assez forte, a rejeté l’initiative à l’unanimité. Parce que la Chambre des cantons a le souci de la cohésion nationale et ne veut pas détricoter ce qui permet à Fribourg d’exister sur la carte médiatique ou au Tessin de bénéficier d’un programme de TV et de radio. Détricoter tout cela nous affaiblit tous. Ce que met en avant Jean-François Rime – savoir si les entreprises doivent participer au financement de la redevance – est un vieux conflit qui a été tranché: on a considéré que le quart des entreprises les plus aisées participaient à ce financement parce qu’elles profitent de la cohésion nationale, de la présence de médias locaux et des nouvelles économiques.

Un financement alternatif reviendrait à s’en remettre au marché. Comment dès lors garantir l’indépendance et l’impartialité des médias?
J.-F. R. Parce que vous croyez qu’aujourd’hui, nous bénéficions d’une presse impartiale? Dans cette campagne, c’est frappant: les initiants sont les victimes du monopole de la RTS, et Dieu sait si les débats sont orientés! Je ne suis pas
sûr que la presse et les médias officiels, ceux de la SSR, soient vraiment indépendants. Quant à ce que l’on donne de la redevance aux radios privées, ce n’est qu’un susucre.

C’est un quart, voire un tiers de leur budget…
J.-F. R. C’est peu par rapport à ce que reçoivent les médias publics. Pour ce qui est des programmes des dix-sept chaînes de la SSR, ses responsables refusent de les remettre en cause. Or, le fait est que les jeunes ne consomment plus les médias comme nous.
C. L. Quelle est l’alternative? Pour la télévision, c’est la pay TV, le paiement à la prestation. Pour la radio, c’est la disparition, parce qu’il n’y a pas de pay radio, au mieux, une invasion de pubs sur des fréquences devenues purement commerciales.
Pour bénéficier d’une prestation comparable à l’offre télévisuelle actuelle, avec l’ensemble de la gamme des émissions, la Fédération romande des consommateurs estime que cela représenterait 2000 francs par ménage. Et probablement sans aucune information locale.
Si vous voulez juste l’actualité et le sport, c’est à peu près 800 francs, en comparant avec ce qui se fait à l’étranger. Prenons enfin simplement le foot: en Allemagne, c’est 500 francs par an, 800 francs en Italie. En Suisse, le match de hockey est à 9 fr. En conclusion, toutes les alternatives à la redevance sont nettement plus pauvres sur le plan du contenu, mais nettement plus chères.
J.-F. R. Le hockey est déjà payant en Suisse. Etes-vous sûr que d’ici cinq ans, d’autres sports ne passeront pas sur les chaînes privées? A ce moment-là, une concurrence s’installera et les prix baisseront. Le raisonnement de Christian Levrat ne tient que si on regarde dans le rétroviseur. On part de l’idée que les choses ne vont pas changer. C’est faux.

Dans un marché privatisé, la SSR aurait des arguments, elle pourrait attirer des investisseurs, proposer des abonnements pour des produits quasiment semblables, non?
C. L. La TV locale Canal 9, une institution en Valais, a essayé. Elle a proposé aux 145 000 ménages raccordés un abonnement volontaire de quelques francs par mois: elle a eu moins de 7000 retours. En clair, s’ils doivent payer à la demande, les gens ont tendance à restreindre massivement leur consommation.

Même pour une offre maintenue sur la SSR, bien plus large que sur Canal 9?
C. L. Non, car il manquerait la part de la redevance assurée par ce système de solidarité nationale, notamment l’argent que l’on touche de la Suisse alémanique: il faudra faire sans. Et puis c’est partir de l’idée de ne financer que ce que l’on consomme…
J.-F. R. Ça paraît logique, quand même!
C. L. Mais appliqué par exemple à la formation, à la santé ou à la sécurité publique, ce système aboutit à la négation de la société suisse telle qu’elle est bâtie aujourd’hui.
J.-F. R. Je suis d’avis qu’il y a des domaines que l’on est bien obligés de gérer globalement, comme les routes, les chemins de fer ou l’armée. Mais pas les médias! Parce qu’ils ne sont pas un besoin vital et ne concernent pas tout le monde. Surtout que le sytème actuel n’est pas adapté à l’évolution du paysage médiatique. Dans cette logique, la prochaine étape sera une taxe pour les journaux.
C. L. Aujourd’hui, 96% des Romands consomment une fois par jour au moins un média de la SSR – radio, télévision ou internet. Avoir un financement qui garantit que l’on ne soit pas sans cesse harcelé par une chaîne sportive qui veut vous vendre un abonnement avant les jeux Olympiques ou par une chaîne info avant les élections au Conseil fédéral n’est pas négligeable. Un tel système ne fonctionne déjà pas pour les assurances maladie, cela ne me paraît pas indispensable de l’élargir aux médias.
Payer à la prestation coûtera plus cher. Et dans un si petit espace comme la Suisse romande, ça ne permettra pas de dégager des montants suffisants. Dans une logique commerciale, Fribourg n’existera plus! Si par extraordinaire, une offre parvenait tout de même à naître, elle toucherait l’arc lémanique.
J.-F. R. S’il faut corriger le tir, eh bien, on le corrigera. Comme le Parlement l’a fait avec la mise en œuvre de l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse…
C. L. Non, parce que «No Billag» ne laisse aucune marge d’interprétation: elle supprime la redevance et interdit le subventionnement par la Confédé-
ration des médias audiovisuels qu’elle livre au seul marché. Si on supprime les 75% du budget de la SSR tirés de la redevance, la qualité du programme chute,  et les revenus publicitaires avec. Passe-moi les jumelles et ses 50% de taux d’audience disparaît. Sans la RTS, le Tour de Romandie disparaît. Les sports minoritaires disparaissent. La descente du Lauberhorn aussi.
J.-F. R. Il y aura des sponsors pour racheter le Lauberhorn. Et je ne suis pas sûr que le Lauberhorn ou la Fête fédérale de lutte seront toujours produits par la RTS dans cinq ans.
C.L. Moi si. Ce qui est certain, c’est qu’en cas de oui le 4 mars, il n’y aura plus de Lauberhorn.   ■

 

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«Ce n’est pas à nous de proposer un plan B»

Un plan B a été proposé par l’USAM. En résumé, si les émissions sont de qualité, elles seront financées par le marché. Est-ce crédible économiquement? Vous vous êtes distancé de M. Bigler, le directeur de l’USAM…
J.-F. R. Non, j’ai simplement dit que ce n’était pas à nous d’élaborer un plan B. C’est d’autant moins à l’USAM de le faire que ce n’est pas elle qui a lancé l’initiative.

Même si «No Billag» devait être refusée, le «mammouth SSR» pourra-t-il se réformer?
C. L. Comme toutes les grandes entreprises, publiques ou privées, la SSR doit se réformer, ne serait-ce que pour dégager les montanst lui permettant de soutenir l’innovation et d’être présente sur internet de manière attractive.

Ne doit-elle pas aussi mieux partager le gâteau avec les chaînes privées?
C. L. La redevance ne sert pas que la SSR, mais l’ensemble de l’offre audiovisuelle. C’est 30 à 70% du budget des radios et TV locales. Sans redevance, Radio Fribourg, c’est terminé. Mais la SSR a déjà entrepris des réformes. Elle a économisé 10% de son budget ces dernières années. Et avec le plafonnement de la redevance à 1,2 milliard, on va lui demander 10% d’économies supplémentaires. Le 4 mars, il ne s’agit pas de dire si l’on veut réformer la SSR – tout le monde voterait oui. Non, l’initiative demande si l’on veut maintenir ou non
la SSR.

On a quand même l’impression que, sans cette initiative, la discussion n’aurait pas eu lieu…
C. L. Le gros des réformes en cours à la SSR est totalement indépendant de «No Billag».
J.-F. R. Cette initiative a au moins deux mérites: primo, faire baisser les taxes; secundo, obliger la RTS à se remettre en question et à s’adapter aux nouveaux besoins des consommateurs. Car aujour-d’hui, la SSR ne veut pas discuter du système en place. De mon point de vue, les réformes n’ont pas été menées. Par exemple, les 6000 employés de la RTS ne paient toujours pas la redevance.
C. L. Dans toutes les grandes entreprises, les employés bénéficent de rabais à l’interne.

N’y a-t-il pas place pour des médias privés plus puissants? Pour l’instant, ils sont maintenus à un niveau très local.
C. L. On est toujours le riche de quelqu’un. La SSR bénéficie certes de moyens plus grands. Mais ses concurrents directs ne sont pas les chaînes locales, mais TF1 ou M6. Un exemple: dans un même registre, Ushuaïa dispose de dix fois plus de moyens que Passe-moi les jumelles. Et n’oublions pas que la SSR doit produire en quatre lan-gues! On peut s’offusquer de sa dizaine de chaînes de radio. Moi, je trouve cela extraordinaire. Et tout cela sans publicité.

Jean-François Rime, on vous sent depuis peu en retrait sur cette initiative. La défendez-vous toujours?
J.-F. R. Oui, parce que j’estime qu’aujourd’hui les patrons de PME n’ont pas d’autre solution. Cela dit, c’est vrai qu’on risque de perdre cette votation – je n’ai jamais vu un tel regroupement contre une initiative populaire. Au moins, elle aura eu le mérite de mettre le dossier sur la table.

L’initiative biffe l’article constitutionnel qui garantit la libre formation de l’opinion et l’obligation de présentation fidèle et impartiale des événements. Une maladresse, non?
J.-F. R. Encore une fois, ce n’est pas nous qui l’avons élaborée. Si Doris Leuthard avait relevé ce genre de faits et avait accepté d’en discuter avec nous, les patrons, peut-être qu’on n’en serait pas là.
C. L. On touche là au cœur de l’initiative. C’est tout simplement impossible de poser de telles exigences en matière d’impartialité sans un système financé par la redevance. JnG / JG

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