Pierrot, l’art et la manière de définir et de croiser les mots

| sam, 24. fév. 2018

Dans La Gruyère de ce samedi, vous trouverez la 1000e grille de Pierrot. Sans discontinuer depuis 1998, Pierre Savary casse des têtes tous les samedis. Ses mots fléchés font cogiter et rendent la vie plus douce.

PAR YANN GUERCHANIK

Ami à plume. Petit caillou. Pour Godard, il est fou. Watteau l’a peint en blanc de Saturne. Italien enfariné. En sept lettres… vous l’avez? Pierrot, bien sûr! Chaque samedi depuis vingt ans, il donne rendez-vous aux lecteurs de La Gruyère pour une partie de mots fléchés.
De la haute voltige. Pas le genre de grilles qui s’achètent à la centaine en partant pour la plage. Pas le genre de cases qui se remplissent avec le premier synonyme venu. Ses définitions à lui vous rincent les méninges, elles vous saisissent brusquement l’esprit. En quelques mots, vous êtes invité à décrocher la lune.
Pierrot à la scène, Pierre Savary à la ville. Bulle en l’occurrence. Il y est auteur et poète, journaliste à La Gruyère depuis quarante ans, aujourd’hui capitaine de la mise en page. Pierre Savary possède l’art et la manière de faire danser les mots, mais, jusqu’à ce jour de 1998, jamais il ne les avait encore croisés.
«A l’époque, je rédigeais un billet hebdomadaire et je m’essoufflais. En même temps, Patrice Borcard, alors rédacteur en chef, souhaitait lancer une page jeux.» Fabriquer des grilles de mots fléchés tente Pierrot depuis peu. D’ailleurs, s’il est verbicruciste aujourd’hui, il n’est toujours pas cruciverbiste.
En fait, il aura suffi de trois lettres pour créer l’étincelle. «Moi qui n’en ai pas l’habitude, je me retrouve un jour à remplir la grille d’un certain Albert Varennes. Vient alors cette définition: “Orange pressé.” Quand j’ai trouvé TGV, dont les rames étaient encore orange à l’époque, j’ai crié au génie. On atteignait là une autre dimension. Ça m’a donné envie d’essayer.»


Sa patte à lui
En mille grilles de mots fléchés, Pierre Savary a parfait sa technique en pure autodidacte ou presque. «D’emblée, je les ai soumises à Palou. C’est lui qui a été le testeur des 750 premières grilles jusqu’à sa mort il y a cinq ans.» Pierre Gremaud, dit Palou, le poteau de Pierrot, son ami fidèle et magnifique, son alter ego. «Il me signalait les possibilités de faire mieux, de supprimer une case noire quand il y en avait trop. Je m’en suis ouvert à lui. Il faut dire qu’il en faisait beaucoup et qu’il en fabriquait aussi.»
Les premières constructions sont laborieuses. Mais le jeu en vaut la chandelle. «Ce qui m’a foncièrement plu dans la démarche, c’est la possibilité d’aller au-delà du synonyme ou de la définition sommaire. Ce qui fait tout le charme d’un mot fléché “habité”, c’est précisément cette autre dimension qu’on atteint parfois. Et qui confine à la poésie.»
Pierre Savary en parle avec modestie. Avec des articles indéfinis. Il dit «des» mots fléchés, mais les qualités qu’il prospecte nous les trouvons entièrement dans les siens. Les cruciverbistes de La Gruyère ne s’y trompent pas. Il y a une patte Pierre Savary dans ces grilles-là. Sans compter les régionalismes qui s’y introduisent de temps en temps. «Couenne de Gruyère» pour trouver «pèdze» demande d’avoir mangé sa ration de racines.


Dresser la potence
Pierre Savary pense à son joueur comme il pense à son lecteur. «En tout cas, j’ai la même attention. Un texte se compose différemment, mais j’ai la même rigueur, le même élan.» Et donc, chaque semaine depuis vingt ans, il construit dans un premier temps et définit dans un second. Deux opérations bien distinctes.
«Je commence ma grille toujours de la même manière, en imposant deux mots, un horizontal et un vertical, de dix lettres chacun, qui se croisent à la deuxième case. Ils dessinent une potence. Ensuite, je ne choisis plus. Les mots, pour ainsi dire, se choisissent eux-mêmes.» Pierrot s’aide uniquement de quelques répertoires. Loin des logiciels qui vous font les mots fléchés à la pelle.
Sachant qu’il faut douze cases noires pour faire tourner l’affaire et qu’une case noire ne peut contenir plus de quatre définitions faute de place, la manœuvre s’avère sensible. Vient ensuite le moment de définir. «Avec, parfois, des instants magiques où tout fonctionne, tout se goupille. Un petit miracle qui tient sans doute d’une certaine disposition de l’esprit.» Cette disposition, Pierre Savary la trouve le matin à 8 h, «comme une mise en train de la journée».
A quoi reconnaît-on une bonne définition? Georges Perec le savait, lui qui était grand verbicruciste en plus d’écrivain génial: «Ce qui en fin de compte, caractérise une bonne définition de mots croisés, c’est que la solution en est évidente, aussi évidente que le problème a semblé insoluble tant qu’on ne l’a pas résolu. Une fois la solution trouvée, on se rend compte qu’elle était très précisément énoncée dans le texte même de la définition, mais que l’on ne savait pas la voir, tout le problème étant de voir autrement…» Et Pierrot fait voir autrement, comme personne d’autre. ■

 

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«Ma récréation du samedi matin»

Certains commencent leur journal à la page des morts, d’autres optent pour une entame plus enjouée. Ils épluchent La Gruyère pour n’en garder qu’une pelure, celle qui contient les mots fléchés. Assidus ou amateurs, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, tous sont électrisés par la même grille. Une ligue de joueurs enthousiastes. En moyenne, ce sont quelque 150 mots fléchés dûment résolus qui parviennent à la rédaction. La pointe de l’iceberg.
«C’est ma récréation du samedi matin, confie Colette Desbiolles, de Bulle. J’ai commencé par aider ma mère qui perdait la mémoire et je me suis laissée prendre au jeu. Les mots fléchés de Pierrot ont quelque chose de chaleureux. Il trouve toujours de jolies définitions.» Bernard Huwiler, de Vaulruz, y voit les vertus d’un plaisir partagé: «Le week-end, lorsqu’on se retrouve avec des amis pour l’apéro, on s’interpelle: “Tu as fait la grille de La Gruyère?” Puis on échange sur telle ou telle définition. C’est plaisant de se retrouver sur un sujet qui ne prête pas à la polémique.»
Jo Rime, de Crésuz, est un cruciverbiste à trois chevrons: «Je remplis les grilles de différents journaux chaque jour. Celles de La Gruyère depuis des années. Comme il m’arrive de croiser Pierrot, j’en profite toujours pour lui donner mon impression. La dernière grille de Noël, par exemple, je l’ai faite assez rapidement. J’aurai aimé que ça dure plus longtemps.»
C’est que les mots fléchés possèdent leur lot de compétiteurs. Les habitués des bistrots bullois se souviendront peut-être de feu Jean-Rodolphe Pfenninger. Avec lui, remplir une grille tenait du western. Les yeux plissés, il mettait au défi les cruciverbistes de comptoir: «Je vous règle cette grille le temps de fumer ma cigarette!» Avant que sa clope ne finisse en cendre, la dernière case était remplie. Et au stylo, s’il vous plaît. Le crayon étant l’attribut de l’anxieuse bleusaille.
Chez les Rime d’Epagny aussi, ça rivalisait sérieusement. «Quand j’habitais chez mes parents, on avait l’habitude de faire les mots fléchés de Pierrot en famille, confie Vincent Rime. Ma mère faisait des photocopies pour tout le monde et on donnait un top départ. Celui qui cherchait à obtenir de l’aide se faisait rembarrer par un gros “chut!” A la fin, on procédait ensemble aux corrections et ma mère recopiait au propre dans le journal. Pour renvoyer une page sans rature.» YG

 

 

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