Ces alpages difficiles qui font vibrer le cœur des armaillis

mar, 07. aoû. 2018
Durant ce mois passé au pied du Vanil-Noir, c’est 2400 kilos de gruyère qui sont fabriqués dans la plus haute chaudière du canton. PHOTOS ANTOINE VULLIOUD

PAR MARTINE LEISER

ÉTAT DES LIEUX. Sur ces alpages difficiles, ils ne sont plus guère nombreux à fabriquer du fromage. Qu’il y ait ou non des problèmes liés à la canicule actuelle, les conditions d’exploitation sont rudes et les chalets ne bénéficient pas d’accès pour les véhicules. «Au niveau de la production fromagère, ce sont généralement les premiers alpages en voie d’abandon», déclare Frédéric Ménétrey, directeur de la Chambre fribourgeoise d’agriculture. «Mais cela ne concerne pas la pâture et l’estivage», précise-t-il.

Au total, c’est cinq producteurs, cinq passionnés qui usent leurs souliers sur des sentiers ardus afin de rejoindre leur chalet. Et ils ont tous un lien privilégié avec la montagne, dont les pâturages sont concentrés principalement dans la région du Gros-Mont, sur la commune de Val-de-Charmey. L’alpage des Morteys en est le plus représentatif, mais il y a également Les Audèches, le Fessu et Brenleire-Dessus. Sans oublier Tsermon, sur la commune de Gruyères.

Un nouvel élan

En famille et avec des aides saisonnières, «ces mordus» fabriquent principalement du gruyère, dont les meules sont descendues par câble jusqu’aux chalets inférieurs, ou par mulet. Les chaudières ont une contenance allant jusqu’à 800 litres et, selon la quantité de lait, c’est deux à trois meules qui sont produites quotidiennement. L’altitude, la flore et le savoir-faire du fromager sont la touche toute personnelle qui caractérise chaque fromage. Aux Audèches et au Fessu, on produit également du vacherin fribourgeois.

Membre de la Société fribourgeoise d’économie alpestre, André Remy explique qu’il y a dans le canton, à l’heure actuelle, trente-quatre producteurs d’alpage – avec un accès en véhicule ou non jusqu’au chalet. «Ils n’étaient qu’une quinzaine dans les années 1960. Cela a bien repris, la Coopérative fribourgeoise de producteurs de fromages d’alpage ayant réussi à maintenir les prix. Il y a maintenant un suivi, avec des cours pratiques et théoriques. Un nouvel élan aussi, avec l’arrivée de jeunes producteurs.» ■


A l’ombre des plus hauts sommets

Cela fait 34 ans que l’alpage des Morteys, situé dans la réserve naturelle du Vanil-Noir, est exploité par Bruno Gachet, de Mézières. Un monde à part, où le fromage est encore transporté à dos de mulet vers la vallée.

L’alpage des Morteys, à 1888 m, nous fait pénétrer dans un univers de géants. Pour Bruno Gachet, qui exploite ces pâturages depuis trente-quatre ans, c’est un rêve d’enfant et il s’en émerveille encore. «J’ai découvert cet endroit pour la première fois à l’âge de 8 ans, en course d’école. Et j’ai su que c’était là où je voulais venir. L’accès est difficile, mais mes vaches y sont heureuses, autant que moi!»

Il faut compter deux heures de marche depuis le parking du Gros-Mont pour atteindre le chalet des Morteys-Dessous, situé à quelques pas de la cabane des Marindes. «A l’époque, je faisais le parcours en quarante-cinq minutes depuis le fond de la vallée. Mais bon, je n’ai plus 20 ans!»

Fabriquer du gruyère

Dans ce lieu d’immensité, où les sommets dessinent des ombres chinoises, la journée démarre à 5 h. Il s’agit d’aller récupérer les vaches dispersées dans ces 150 hectares de pâturages, dans la réserve naturelle du Vanil-Noir. «L’autre

jour, elles étaient aux Morteys-Dessus et il a fallu plus de deux heures pour aller les chercher. Il y a des bancs de rochers partout, si bien que les dernières bêtes sont arrivées à 7 h 30 à l’étable.»

C’est ensuite l’heure de la traite, puis de la fabrication du fromage, qui rythment la matinée, tandis que les garçons de chalet vont contrôler les génisses. L’après-midi, il faut encore faucher les mauvaises herbes, ramasser les pierres et finir de clôturer le vaste terrain de jeu des modzons. «On peut terminer la journée à 19 h, comme à 21 h.»

Le service muletier

Bruno Gachet et son équipe ont quitté Mézières le 25 mai, pour rejoindre l’alpage de la Chaux du Vent, puis celui des Planeys. Ils ont finalement at-

teint les Morteys le 13 juillet et y resteront jusqu’à la mi-août. Durant ce mois passé au pied du Vanil-Noir, c’est 2400 kg de gruyère qui sont fabriqués dans la plus haute chaudière du canton. Soit deux meules de 30 kg, transportées presque quotidiennement par mulet. Son ami Jean-Claude Pesse assure le service muletier et s’occupe également de ravitailler le chalet. Il est l’un des derniers barlatè en charge du transport du fromage vers la vallée.

L’alpage est isolé du monde, mais son panorama est à couper le souffle. «L’avantage, c’est la qualité de l’herbe encore jeune, la neige fondant lentement sous la montagne. Elle est tendre et riche, ce qui donne beaucoup de lait, jusqu’à 40 litres pour certaines vaches.»

Ici, on aime la vie au grand air, le travail solidaire, les moments d’amitié. «Les Morteys, c’est une grande famille», commente l’exploitant. Il parle de sa fille, Marina Gachet, qui tient l’alpage des Audèches depuis deux saisons. «C’est un peu moins sauvage qu’ici, mais l’accès est aussi compliqué puisqu’il faut une heure de marche pour rejoindre le chalet. Et il y a un câble pour le transport du fromage.»

Une visite royale

Les Morteys, c’est aussi le rendez-vous des amis et des nombreux randonneurs qui viennent s’approvisionner en gruyère, sérac ou crème double. «J’aime dialoguer avec les gens, faire des rencontres, même si on a beaucoup de boulot.» Parmi les moments marquants, Bruno Gachet raconte la visite du prince Sadruddin Aga Khan, en 1991: «Je lui ai offert un gros baquet avec des cuillères à crème, réalisés par Roby Blanc. C’était un beau moment!» ML


Situation de l’alpage

Altitude: 1888 m.

Accès: deux heures à pied depuis le parking du Gros-Mont.

Bétail: 46 vaches, 42 génisses. Il y a également quatre mulets, une jument, huit chèvres et 10 cabris.

Personnel: permanent, ils sont trois.

Particularité: l’alpage se trouve dans la réserve naturelle du Vanil-Noir.


Vivre au chalet comme sur un bateau

L’alpage de Tsermon se mérite, avec sa vue idyllique sur le Moléson. La famille Murith, de Gruyères, l’exploite depuis cinq générations. Ici, le fromage est acheminé par câble.

Un chalet installé sur une bosse, qui regarde le Moléson droit dans les yeux. Voilà l’alpage de Tsermon, à 1455 m, tenu par Alexandre Murith et son épouse Charline, 28 ans, domiciliés à Gruyères. Un lieu idyllique mais difficile d’accès puisqu’il faut compter quarante minutes de marche pour l’atteindre, depuis le chalet des Communs – situé près du funiculaire de Moléson-sur-Gruyères.

«Cet alpage, on l’a dans le sang! On peut l’aimer comme le détester, surtout quand il fait un temps de cochon», sourit Alexandre Murith. Ces pâturages sont ceux de son enfance et cela fait désormais cinq générations qu’ils appartiennent à sa famille. C’est ici que le jeune fromager, qui a aussi une formation d’agriculteur, fabrique du gruyère. Il est aidé par son père, Jacques Murith, qui lui a transmis sa passion et son savoir-faire. «Je fais désormais le garçon de chalet», plaisante-t-il.

Une fois par jour, les meules sont transportées par câble jusqu’aux Communs – autre alpage qu’ils exploitent avec la Provêta d’Enbas – où Eliane Murith, la maman, les réceptionne pour les acheminer à la fromagerie de Pringy. «Au quotidien, cela représente deux meules de 30 kilos auxquelles s’ajoutent, tous les deux jours, 20 kilos de sérac.» Ce travail d’équipe exige une bonne organisation et l’aide précieuse des copains, à chaque changement d’alpage. «Le jour du déménagement, on met jusqu’à 500 kilos sur la benne.»

La route imaginaire

Les pâturages de Tsermon sont pentus et difficiles à travailler, mais l’herbe y est grasse, la flore abondante. «Même en août, c’est encore de la première herbe à cause de la fonte des neiges tardive, et c’est bon pour le lait.» La famille Murith y passe environ six semaines, avant de redescendre au chalet des Communs, courant août. «Dès que l’herbe a repoussé en bas, on déplace le bétail et on déménage. Les génisses, par contre, restent ici jusqu’au 20 septembre.» Il faut alors remonter tous les deux jours pour contrôler le troupeau. «Quand c’est le déluge, on se plaît à imaginer une route!»

A Tsermon, pas le temps de rêvasser. «On se lève à 5 h pour aller chercher les vaches. Cela prend une heure, voire davantage s’il fait mauvais temps, car ce sont de grands pâturages, avec beaucoup de forêts, et le bétail aime aller se cacher sous les sapins. On commence à traire vers 6 h, ensuite on fabrique le fromage durant la matinée, pendant que l’employé s’occupe de l’entretien des pâturages.» A 12 h, ils dînent tous ensemble, puis préparent le bois pour la chaudière et s’occupent des clôtures. Vers 16 h, la traite recommence. «La journée s’achève vers 19 h. Et on ne traîne pas avant d’aller se coucher!» dit-il, en riant.

Les jeunes époux, mariés en décembre, sont les parents d’un petit Louis, 5 mois, qui passe son premier été à l’alpage. «Ma satisfaction, c’est d’avoir mon fils à mes côtés et de travailler en famille. Je ne pourrais pas être ailleurs! Je suis attaché à cette montagne et j’aime transformer le lait de nos vaches en fromage.»

Un lieu d’intensité

Pour Charline Murith, originaire de La Brévine et enseignante de profession, «il y a une atmosphère un peu sauvage, ici, que j’apprécie.» Un alpage isolé où tout est plus intense, explique le couple, même les colères. «On vit en vase clos, comme sur un bateau!» ML


Situation de l’alpage

Altitude: 1455 m.

Accès: quarante minutes à pied, sur un sentier étroit, souvent glissant. Relié à l’alpage des Communs par un câble.

Bétail: 45 vaches, 25 génisses et 10 veaux. Mais aussi 10 cochons, sans oublier les poules.

Personnel: permanent, ils sont quatre.

Superficie des pâturages: 54 hectares, avec beaucoup de forêts.

Particularité: le chalet se trouve sur une bosse.


Jeunes, avec le monde à leurs pieds

La famille Pasquier, de Maules, exploite l’alpage du Fessu depuis 44 ans. Cet éden tout en rondeur surplombe la vallée du Gros-Mont, où Marc Pasquier, 21 ans, fabrique le fromage, aidé par une jeune équipe motivée.

Face à l’imposante muraille des Gastlosen, l’alpage du Fessu est presque aussi rond qu’une meule de fromage. Il faut traverser les hautes herbes des pâturages inférieurs, grimper sur une bosse cernée par la forêt, avant d’atteindre le chalet, qui culmine à 1607 m. Soit cinquante minutes de marche depuis le parking du Gros-Mont.

Marc Pasquier, domicilié à Maules, tient les rênes de cet alpage isolé, exploité par sa famille depuis 44 ans. Il est aidé par ses deux sœurs, Emilie et Orianne, ainsi que par des garçons et des filles de chalet – les enfants du Fessu, qui jouent un rôle essentiel.

La radio tourne à plein tube dans le trintsôbyo, où s’affaire l’agriculteur de 21 ans, qui compte parmi les plus jeunes producteurs de fromage d’alpage du canton. «Mon grand-père, Léonard Pasquier, m’a tout appris et c’est grâce à lui que j’ai pu reprendre la fabrication.»

Des vaches partout

Les fromages, deux meules de gruyère de 35 kilos chacune et 15 kilos de vacherin, sont descendus quotidiennement par câble jusqu’au chalet du Jeu de Quilles, à 1400 m. C’est ici que le jeune producteur les réceptionne, après «vingt-deux minutes de marche». Il les installe au frais, dans un bain de sel, en attendant que son père les transporte jusqu’aux caves de La Tzintre.

Pour la famille Pasquier, la saison d’alpage a démarré début mai dans le chalet du Gros-Praz, à Motélon. Ils ont rejoint, un mois plus tard, celui du Jeu de Quilles, puis le Fessu Devant, le 10 juillet. «C’est ici que le travail est le plus dur car il n’y a pas d’installation à traite directe. En plus, le chalet est petit et on a des vaches dans tous les coins. Mais je m’y plais, c’est plus sauvage et on est une superéquipe de jeunes!» Il explique qu’il avait 4 ans lorsqu’il y a passé sa première saison. «Ce qui me plaît surtout, ce sont les vaches. J’ai toujours aimé m’en occuper.» Et de préciser qu’il s’est associé ce printemps à son père, dans l’exploitation familiale de Maules. A la miaoût, l’équipe redescendra au Jeu de Quilles, puis au Gros-Praz jusqu’en octobre, dernière étape du voyage.

Jouer aux cartes

Marc Pasquier, dynamique et souriant, ne tient pas en place. Sa journée démarre à 5 h 15, un moment privilégié puisqu’il va chercher les vaches pour les ramener au chalet. «J’aime marcher, cela me remet les idées en place. Je réveille ensuite les plus petits, à 6 h 30, juste avant la traite. Après on déjeune, on fabrique le gruyère, on nettoie les vaches et on dîne. L’aprèsmidi est consacré à l’entretien des pâturages.» La journée se termine à 21 h 30, lorsque la production de vacherin est terminée. Et la soirée continue: «On joue aux cartes jusqu’à 23 h.»

Le jeune agriculteur avoue n’avoir pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil. Si bien que l’an dernier, explique-t-il, il s’est rendu au Giron des jeunesses veveysannes, à Attalens, pour deux jours de fête. «Je descendais l’après-midi, je remontais fabriquer le soir, je redescendais la nuit et je remontais fabriquer le matin.» C’était quand même compliqué, reconnaît-il. Pour se faciliter la vie, il a prévu de prendre cette année deux jours de congé. Avant de conclure: «Ces alpages, c’est du boulot! Mais c’est quand même des vacances, on est làhaut, entre nous, avec le troupeau. Il y a aussi la satisfaction de manger son propre fromage, et il n’y en a pas deux qui ont le même goût.» ML


Situation de l’alpage

Altitude: 1607 m.

Accès: cinquante minutes à pied depuis le parking du Gros-Mont. Un câble est relié à l’alpage du Jeu de Quilles.

Bétail: 55 vaches et deux génisses.

Personnel: permanent, ils sont cinq.

Superficie des pâturages: 16 hectares, avec beaucoup de forêts.

Particularité: le chalet se trouve sur une bosse.

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