De la soque aux escarpins, Waeber fête son centenaire

jeu, 20. sep. 2018
Du temps de leur enfance, Dominique Waeber et sa sœur Caroline Déforel se souviennent que seule la vitrine servait à exposer des chaussures. «Les clients demandaient ce dont ils avaient besoin au comptoir. Ils attendaient ensuite qu’on vienne vers eux avec une pile de cartons de chaussures à essayer.» Les techniques de vente ont changé, mais le conseil reste la marque de fabrique de la maison. PHOTOS ANTOINE VULLIOUD

PAR SOPHIE ROULIN

Les chaussures Waeber ont posé leurs cartons au numéro 21 de la Grand-Rue il y a tout juste cinquante ans. Avant cela, elles occupaient l’immeuble voisin, au 23. Le magasin aux milliers de paires de chaussures fête cette année un siècle d’existence. Depuis 2010, la troisième génération de Waeber est à la tête de cette enseigne qui fleure bon le vieux Bulle.

«L’entreprise a été fondée par notre grand-père Firmin, en 1916, à Dompierre», raconte Dominique Waeber, copropriétaire de l’enseigne avec sa sœur Caroline Déforel. Peu après la fin de son apprentissage, il reprenait en effet la cordonnerie qui l’avait formé. «On fait remonter la création des Chaussures Waeber à 1918 parce que c’est cette année-là que notre grand-père a ajouté l’achat-vente à ses activités.»

Deux ans plus tard, le Broyard s’implante à La Tourde-Trême, non loin de la place du Carré. «Le chantier du barrage de Montsalvens lui a semblé être une bonne occasion pour développer son commerce.» En 1924, il s’établit sur la place du Marché, à Bulle. Puis, en 1937, à la Grand-Rue 23. «Nous y avons nos premiers souvenirs», glisse Caroline Déforel. Les grands-parents vivaient au premier, les parents et les enfants au deuxième.

L’odeur de colle et de pipe

Le magasin – le terme est important parce qu’il dit la vocation généraliste du commerce et son stock important, souligne Dominique Waeber – donne côté Grand-Rue. A l’arrière, trois établis permettent au grand-père et à son ouvrier Roby de fabriquer jusqu’à 1400 paires de soques par année. «Les soques étaient des chaussures montantes, dotées d’une semelle de bois.» Dans la cave du bâtiment, les propriétaires ont retrouvé les patrons de chaque pointure et même un stock de semelles. «C’était la chaussure des années 1940, particulièrement pour les populations rurales.»

Parmi les souvenirs d’enfance, l’un évoque l’odeur de cigare ou de pipe que fumait leur grand-père quand il travaillait le cuir. «Ces odeurs se mélangeaient à celles de la colle et du mazout, en hiver, raconte le frère aîné. Je peux encore les sentir quand j’ouvre certains cartons, ici.»

Il y avait aussi les montagnes de «godasses militaires» à réparer. «Les camions arrivaient et les déversaient dans la cour, côté Sionge, explique la cadette. Ils laissaient aussi le cuir et le fil nécessaires, parce qu’on n’utilisait pas n’importe quel matériel pour l’armée.»

Une vie dédiée au magasin

En 1968, le magasin Waeber déménage au numéro 21, que la famille a acquis quelques années avant et transformé. «J’avais 8 ans, note Dominique Waeber. Je me rappelle qu’on passait les piles de cartons par un trou dans le grillage, côté Sionge.» L’enseigne change alors de mains pour passer à la deuxième génération. Georges et Bernadette deviennent les patrons.

«A l’arrière, côté Sionge, il y avait la cour avec les annexes et un immense jardin qui s’étendait jusqu’à la rue.» Des légumes bien alignés et des fleurs aux couleurs estivales en sont encore les témoins aujourd’hui, mais sur une surface réduite. «Durant l’enfance de mon père, le magasin restait ouvert entre midi et une heure, raconte Caroline Déforel. Il a appris à manger très vite, parce que, dès que la porte sonnait, il devait courir en bas pour servir. Nos parents n’ont jamais pris de vacances. Pour eux, ça a été une vie dédiée au magasin.» Georges, le papa, avait lui aussi suivi la formation de cordonnier, à Zurich, avant de revenir au commerce familial.

«Les années d’avant-guerre ont été difficiles. Il fallait chercher le travail. Papa raconte qu’il allait de ferme en ferme, à vélo, avec sa valise de démonstration, jusqu’aux dernières fermes de Charmey et du Pays-d’Enhaut.» Ce service mobile était comme une extension du commerce bullois qui a duré plus ou moins jusqu’à la Mob. Le service de cordonnerie, lui, a disparu au début des années 1970, quand le grandpère et Roby – l’ouvrier aux pieds bots qui l’a accompagné toutes ces années – ont cessé leur activité.

Charrette et blouse blanche

«A l’époque, les représentants passaient ici pour proposer les collections. Ils arrivaient en train et tiraient une charrette avec tout leur matériel. Avant de présenter les différents modèles, ils revêtaient une grande blouse blanche. C’était tout un cérémonial.»

Tous les six mois, il y avait aussi l’exposition internationale de la chaussure, d’abord à Zurich, puis à Berne. «Rien n’aurait pu la leur faire louper!» Si des expositions existent encore aujourd’hui, la façon de gérer les achats a bien changé. «On se déplace pour certaines collections, d’autres marques viennent vers nous, explique Dominique Waeber. On commande ensuite sur internet sans avoir forcément eu d’échantillons entre les mains alors que le toucher est tellement utile dans notre domaine.»

La vitrine suffisait

Quid de la vente? «Quand on était enfants, rien n’était exposé, se souvient Caroline Déforel. Les gens s’avançaient vers le comptoir et demandaient ce qu’ils voulaient. Ils s’asseyaient et on arrivait avec des piles de cartons. La vitrine suffisait à attirer le monde.» Aujourd’hui, des rayonnages permettent de voir quelques modèles supplémentaires. «Mais je regrette toujours quand les gens refusent qu’on les conseille, parce qu’on a tellement d’autres chaussures dans notre stock qu’il serait étonnant qu’on ne trouve pas le modèle qui convient.»

A l’heure du tout on line, le conseil reste la force d’un magasin comme Chaussures Waeber. «On mise sur la qualité et le confort, mais on essaie de rester généralistes», souligne Dominique Waeber. Ainsi, les chaussures de ski ont disparu des stocks dans les années 1970, comme les souliers de foot. «Les patins à glace sont restés plus longtemps, parce que papa en faisait beaucoup, c’était même une de nos forces.»

Dominique Waeber travaille dans l’entreprise depuis le milieu des années 1980. Sa sœur a d’abord suivi un apprentissage de commerce et une école de cadres. Elle a ensuite travaillé chez Postfinance quelques années avant de revenir dans la maison en 2007. «On n’a pas eu besoin d’apprendre. On a trempé dans le chaudron depuis tout petits.» Il n’y aura vraisemblablement pas de quatrième génération dans la chaussure. Un regret? «Non, trois générations, c’est déjà bien.» ■


Le podoscope dans un musée

Aux souvenirs de Dominique Waeber et de Caroline Déforel se mêlent aussi ceux de leur clientèle: «On nous parle encore souvent de l’aquarium installé dans le magasin de nos grandsparents, à la Grand-Rue 23. Ou du podoscope qui a impressionné plusieurs générations de petits Gruériens.»

Depuis 1951 jusqu’au début des années 1980, cette drôle de machine – un appareil à rayons X – servait à contrôler que les chaussures étaient de la bonne taille. «Dans un magasin sérieux, il en fallait un», racontent le frère et la sœur. «Nous, on a beaucoup joué avec. C’était rigolo de voir bouger les os de nos orteils!»

Le podoscope a fonctionné jusqu’à ce qu’il soit interdit, quand la science a démontré que les rayons X n’étaient pas si anodins que cela. «Le nôtre a été légué à un musée, à Soleure.»

D’autres reliques sont restées dans la cave ou le grenier.
«Tout au long de son parcours, notre père a gardé des modèles emblématiques.» Complétée par quelques pièces chinées dans des brocantes, cette collection est visible en ce moment dans la vitrine du commerce à l’occasion de ses 100 ans. «On l’avait déjà fait pour les 75 ans et les modèles présentés paraissaient alors beaucoup plus exotiques qu’aujourd’hui.» La bottine à lacet des années 1930 pourrait presque être vendue tant elle semble dans l’air du temps.

Et la caisse enregistreuse? «Ah! ça, on ne peut plus la changer!» SR

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