Psychologues sous délégation, patients sous obligation

mar, 04. déc. 2018

PAR PRISKA RAUBER

Solange* est suivie par Christine Surchat depuis dix ans. Abruptement, dans quelques jours, cette quinquagénaire ayant souffert de traumas précoces, de troubles affectifs et de problèmes d’addictions ne pourra plus se rendre chez cette psychologue qu’elle apprécie tant. Cela à cause du système de délégation, qui permet aux patients de faire rembourser leurs séances par leur assurance maladie. Les psychologues ne sont en effet reconnus par l’assurance de base que s’ils sont supervisés par un médecin psychiatre.

Hélas pour Solange, la collègue psychiatre de Christine Surchat part à la retraite en décembre et n’a pas trouvé de successeur. Puisque sa situation financière ne lui permet pas de payer elle-même ses séances de psychothérapie, elle est contrainte de se tourner vers un autre psychothérapeute délégué ou directement vers la psychiatrie.

Mais la psychiatrie, Solange ne l’apprécie guère. Elle en a «une grande expérience», et la trouve «rigide et impolie». «Assis sur les livres, les psychiatres travaillent dans la dureté, alors que les psychologues utilisent la douceur, la patience, et bannissent la culpabilisation», écrit-elle dans son courrier au président de la Confédération, Alain Berset.

Médecine à deux vitesses

Cinq des six patients en délégation de Christine Surchat qui, comme Solange, vont faire les frais de ce système ont spontanément rédigé une lettre pour plaider le changement de modèle. Elles font partie des 3700 missives remises mi-novembre au Département de l’intérieur par les psychologues psychothérapeutes suisses, qui revendiquent une réforme (voir ci-dessous).

Pour ces derniers, la délégation les place au rang inférieur de personnel auxiliaire des psychiatres. Pour Solange, elle l’empêche d’avoir le choix du thérapeute à qui elle confie son intimité et sa santé mentale. «Pourquoi n’ai-je pas le droit de progresser avec la personne que je choisis?» demande-t-elle.

Et de relever un système à deux vitesses, entre ceux qui peuvent payer pour choisir, et les autres. «Le mal-être appartient-il uniquement à la classe aisée de notre société?» abonde Agnès*, 65 ans, une autre patiente de Christine Surchat, qui relève le suivi «hypercompétent et la disponibilité sans faille» de sa psychothérapeute bulloise.

«Si je vous disais ce qu’elle a fait pour moi, vous ne le croiriez pas», confie Solange à Alain Berset. Et de conclure: «Si j’avais connu ma psychologue plus jeune, j’aurais sûrement fait quelque chose de mieux dans ma vie. Je serais peut-être à votre place aujourd’hui, qui sait?»

Impact positif

Quant à Roger*, la cinquantaine, il est «consterné» d’apprendre que, dorénavant, il doit remettre son dossier «dans les mains d’une autre thérapeute au nom de la délégation médicale». Il est suivi depuis douze ans par Christine Surchat pour supporter les conséquences psychologiques de ses douleurs chroniques («j’ai réussi grâce à ses méthodes de thérapie à me reconstruire et à relever bien des défis»).
Iris*, de son côté, a peur que tous les progrès qu’elle a pu effectuer avec l’aide de sa psychologue soient «réduits à néant» si elle devait «tout recommencer ailleurs». Iris reçoit le soutien de Christine Surchat depuis 2005. Ancienne toxicomane, elle relève l’impact positif de sa thérapie non seulement sur elle-même, mais aussi sur son compagnon et sa fille, étant enfin parvenue à «acquérir un équilibre stable». Si Solange, Iris ou Roger ne peuvent pas payer de leur poche leur thérapie avec Christine Surchat, leur suivi avec elle prend fin la semaine prochaine. De quoi fragiliser ces patients sur la brèche, qui peuvent vivre ce changement comme un traumatisme.

Honoraires réduits

La psychothérapeute, elle, refuse de se draper dans le fatalisme. Outre sa participation à l’action commune des psychothérapeutes, elle a écrit à l’assurance maladie de chacun de ses six patients délégués, leur demandant de pouvoir poursuivre la psychothérapie au même tarif que sous délégation. Soit à 136 fr. l’heure au lieu de 160 fr., le montant de ses honoraires d’indépendante. «Seule une assurance m’a pour l’instant répondu. La secrétaire me disant qu’elle allait “voir ce qu’il était possible d’envisager”», précise Christine Surchat.

Elle a également convaincu une psychiatre de la place, déjà surchargée, de reprendre ses patients délégués. Mais elle n’a pas convaincu ses patients délégués d’aller voir cette psychiatre. Pour Iris, ce changement est exclu. Elle paiera les séances de sa poche dégarnie, et donc ira moins souvent la voir, alors qu’elle lui permet de garder l’équilibre. Solange s’est rendue chez la psychiatre, mais «doute que ça le fasse». Elle s’est remise à boire plus que de raison. Roger peut se déplacer, il se rendra chez une autre psychothérapeute en délégation, à Fribourg, mais fait part de «son inconfort et de ses doutes sur l’avenir des soins psychologiques». ■

* Prénoms d’emprunt


Une profession «discriminée»

Les psychologues psychothérapeutes se mobilisent. Ils exigent la fin du système de délégation qui, selon eux, représente un obstacle à l’accès aux soins pour les malades psychiques ainsi qu’une discrimination à leur égard.

La délégation signifie que le psychothérapeute «travaille dans les locaux du médecin, sous son contrôle direct et sous sa responsabilité, dans le cadre d’un contrat de travail». C’est le psychiatre qui facture les soins à l’assurance de base, qui rembourse ainsi les thérapies déléguées. Si le psychologue exerce en indépendant, il est payé directement par le patient.

Ce modèle de délégation a été introduit alors que la Loi sur les professions de la psychologie (LPsy) n’existait pas. «Chacun pouvait alors se dire “psychologue”, le métier n’était ni réglementé ni reconnu», précise Christine Surchat, psychologue psychothérapeute à Bulle. La délégation représentait alors d’une réglementation transitoire, le temps de légiférer sur la formation postgraduée des psychothérapeutes. Cela a été fait en 2013, avec la LPsy.

Cette dernière garantit l’exercice de la psychothérapie par des spécialistes dûment qualifiés. «Grâce à leur formation, les psychologues psychothérapeutes sont habilités, professionnellement et juridiquement, à entreprendre sous leur propre responsabilité le traitement de troubles psychiques ou d’affections de nature psychosomatique.»

Craintes pour les coûts

Il s’agit donc d’une profession académique indépendante, rappellent les associations professionnelles nationales, qui se sont unies pour demander au ministre de la Santé Alain Berset une réforme du système. Mi-novembre, elles lui ont déposé 3700 lettres exigeant que leur profession soit reconnue dans l’assurance de base. Elles ont également lancé une pétition.

«La délégation n’a aujourd’hui plus de raison d’être», indique Christine Surchat, titulaire d’un master universitaire en psychologie, d’une spécialisation postgraduée de cinq ans en psychothérapie et d’un droit de pratique cantonale. La Bulloise s’est spécialisée en psychotraumatologie et dans la prise en charge des séquelles traumatiques. «J’ai suivi de longues études mais, pour l’assurance de base, je suis considérée comme du personnel technique auxiliaire des psychiatres.»

Un projet était en cours, mais il a été interrompu par le Département fédéral de l’intérieur, devant la crainte de voir les coûts de la santé exploser davantage. Il prévoyait, et c’est ce que les psychothérapeutes revendiquent, le modèle de la prescription: le médecin traitant rédige une ordonnance et prescrit les séances de psychothérapie au patient (comme c’est le cas pour les physiothérapies). Le psychologue mène alors la thérapie sous sa propre responsabilité et facture ses prestations via l’assurance de base.

«Le délai d’attente pour un premier rendez-vous serait ainsi réduit», estime Christine Surchat. Et ses collègues d’ajouter que «c’est prouvé, plus un traitement débute tôt, plus il est bref et plus grandes sont ses chances de succès». Raison pour laquelle ils contestent l’augmentation des coûts avec ce modèle. L’aspect préventif permettrait, au contraire et sur le long terme, de les diminuer. PR


Qui a quelle formation

Psychologue:
La formation de base du psychologue est un master universitaire. L’appellation «psychologue FSP» est protégée par la loi et garantit un titre universitaire en psychologie – FSP signifiant Fédération suisse des psychologues, l’association faîtière des psychologues.

Psychothérapeute: La psychothérapie est un domaine de spécialisation, une formation postgraduée. Seuls les psychologues ayant obtenu une autorisation cantonale de pratiquer la psychothérapie ont le droit de s’intituler psychothérapeutes et d’exercer sous ce titre. Le titre de «psychologue spécialiste en psychothérapie FSP» est délivré aux psychologues FSP ayant accompli une formation postgraduée de quatre ans au minimum et répondant aux critères de reconnaissance de la FSP.

Psychiatre: Après le diplôme fédéral en médecine, le médecin entreprend une spécialisation en psychiatrie qui consiste en une formation de plusieurs années dans les institutions psychiatriques et médicales. La FMH décerne le titre de «médecin FMH spécialiste en psychiatrie et psychothérapie» aux candidats répondant aux critères de formation. PR

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