Une nuit de calme à moyennement agitée

| sam, 04. aoû. 2012
"La Gruyère" était en reportage au Centre d’intervention de Vaulruz dans la nuit du 28 au 29 juillet. «La nuit, c’est une autre police», avertissent les gendarmes.


PAR KARINE ALLEMANN


Preuve matérielle que l’ambiance est différente la nuit: certains agents portent leur gilet pare-balles souple de manière préventive. Au Centre d’intervention de Vaulruz, le service débute à 19 h 30 et doit se terminer à 5 h 30. Ce sera finalement bien plus tard.
Ce soir-là, le sergent-chef Canisius* décide de patrouiller avec le sergent David et le gendarme Laurent dans les trois districts du Sud. Les premières heures sont assez calmes. Des appels – venant des mêmes personnes chaque week-end – pour des nuisances sonores dans les bars bullois, un passage sur les lieux de deux fêtes de jeunesses programmées ce week-end à Sâles et Vaulruz, des étudiants trop festifs au goût d’une voisine, un contrôle éthylotest et une «visite» au parc Saint-Paul de Bulle, où se réunissaient une quinzaine de jeunes pour boire des verres.   Une jeune fille joue les effrontées, tandis que deux ou trois garçons ne prennent pas très bien cette présence. Si l’ambiance est un brin tendue, le contrôle d’identité se passe bien.
Il est 2 h 30 environ quand intervient un appel radio. En entendant l’adresse, le sergent David branle la tête. «Oh non, pas encore!» Visiblement, ce n’est pas la première fois que la police doit intervenir.
Arrivés sur place, les agents trouvent devant l’immeuble une femme visiblement ivre, les habits mal en point et le visage légèrement tuméfié. Son discours n’est pas cohérent, elle pleure. L’histoire? Invitée par une «amie», elle s’est disputée avec elle jusqu’à en venir aux mains. Le beau-fils de l’amie en question a fini par la mettre dehors, ainsi que ses deux enfants de deux ans et demi et sept ans. Ceux-ci sont, pour l’heure, chez une voisine qui s’inquiétait de la situation.
La femme est visiblement en détresse. Elle ressasse la même histoire d’une thérapie qu’elle doit suivre, d’un mari qui veut lui prendre ses enfants. Et du fait qu’elle veuille juste aller dormir… Le gendarme Laurent se montre ferme avec elle quand il lui demande de ne pas parler trop fort, mais d’une grande et douce attention quand il lui propose de se mettre à l’abri – il a commencé à pleuvoir – ou quand il s’inquiète de ses enfants. Il l’aide aussi à retrouver ses affaires éparpillées.


Des enfants exténués
Il est plus de 3 h, les enfants sont visiblement exténués et il commence à pleuvoir très fort. La femme n’a pas d’argent pour le taxi et sa carte de crédit est cassée. Le chef Canisius décide d’appeler une voiture de Vaulruz pour ramener toute la famille à la maison. Une patrouille du nord du canton la prendra en charge à un point de rencontre, jusqu’à son domicile. «On fait ce qu’on n’a pas le droit de faire, ramener quelqu’un à la maison. Mais il y a deux enfants dans l’histoire. On ne va pas les laisser dehors.»
Le chef se souvient d’une conversation à la cafétéria, plus tôt dans la journée. A la question de savoir s’il existait une devise officielle pour la police, les gendarmes répondaient: «Avec cœur et compétence.» La hiérarchie y tiendrait «comme à la prunelle de leurs yeux», rigolaient-ils alors. «Ce qu’on a fait ce soir, je ne sais pas si c’est du cœur ou de la compétence… Sans doute un peu des deux.»
A 3 h 52, les agents sont à Vaulruz où les securitas tentent de faire quitter les lieux d’une mousse party aux participants quand intervient l’appel pour un vol en cours dans une scierie à Vuisternens-devant-Romont. Départ au pas de course vers les voitures. A quelques centaines de mètres du lieu, le gendarme Laurent repère deux hommes qui marchent au bord de la route. Il soupçonne qu’ils pourraient être les deux suspects décrits par un témoin. Le chef file à Vuisternens-devant-Romont tandis que le sergent David et le gendarme Laurent interpellent les deux hommes. Fouille, contrôle d’identité: il s’agit de deux étrangers qui ne connaissent pas bien la région. Ils n’arrivent pas à expliquer ce qu’ils font au bord de cette route de campagne à 4 h.
A la scierie, une patrouille canine tente de repérer la trace des deux fuyards, qui n’ont pas eu le temps de commettre leur forfait. Le signalement ne correspond pas tout à fait aux deux interpellés. Il est tout de même décidé de les amener au poste de Vaulruz pour un contrôle d’identité plus poussé. Les deux hommes sont menottés – ce qu’ils n’apprécient pas – comme le veut le protocole avant de monter dans le véhicule de police.
Quand un gendarme entre le nom de l’un d’eux dans le système informatique, la sentence tombe: l’homme compte plusieurs alias – identités différentes – et il a commis nombre de vols simples. Au point d’être interdit de territoire Schengen. Commence alors le début de la paperasserie, les rapports et les téléphones à l’officier de police qui, seul, peut demander une arrestation provisoire. David et Laurent s’occupent de la fouille du prévenu, de son installation en cellule et de la mise sous scellés de ses affaires.


Une bière pour finir
La nuit s’achève au petit matin à la cafétéria pour les agents du groupe Canisius. Le gendarme Sébastien paie un dernier verre aux collègues, certains boivent une bière. «Histoire de bien dormir ensuite.»
Ce dernier verre, c’est le débriefing non officiel cher aux policiers. Les deux plus anciens, les sergents Canisius et David, rangent la vaisselle, tandis que les autres relatent les événements d’une nuit qu’ils qualifient de calme à moyennement agitée. On ne sait pas si les deux hommes interpellés étaient bel et bien à la scierie. «Peut-être qu’ils étaient juste au mauvais endroit au mauvais moment.» Les gendarmes de Vaulruz ont fait leur travail, la suite ne leur appartient plus. Il est 7 h quand ils rentrent chez eux.


* Les gendarmes suivis durant ce reportage ne seront connus que par leur prénom.

 

 

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«Ces trois enfants, j’y pense encore»
Comment gérer l’inacceptable? C’est ce à quoi doivent régulièrement faire face les gendarmes. Ils racontent.

Cela peut paraître étrange mais, sa première levée de corps, le sergent David ne s’en souvient pas. Il faut dire que le policier compte déjà dix-huit ans de service. Fraîchement diplômé de l’école de police, le gendarme Sébastien, lui, s’en souvient très bien. C’était un suicide. «La première fois, on applique les standards appris à l’école. Ils appellent cela se décentrer. Moi, je suis le plus jeune. Alors, ce jour-là, j’ai écouté le collègue qui m’a dit de faire mon travail, de relever les données qu’il y avait à relever. Après, vis-à-vis des membres de la famille, on attend de nous une attitude professionnelle. On ne peut pas se permettre de pleurer avec eux.»
Et le sergent David d’ajouter: «Je ne veux pas paraître insensible, mais les levées de corps, avec les années, tu arrives à t’y faire. A la limite, celui qui a décidé d’en finir avec la vie a fait son choix.» Mais d’ajouter: «Peut-être que c’est plus facile pour moi de dire ça parce que j’ai la chance de n’avoir jamais été confronté à la mort d’enfants ou de bébés.»
Ce printemps, le sergent David a été l’un des premiers gendarmes présents à Tatroz, sur le lieu du drame qui a bouleversé toute une région.  «Le jour en question, chacun a fait son boulot. On a vu des choses pas belles à voir, mais ceux qui ont été le plus confrontés à l’horreur, ce sont les sapeurs-pompiers qui ont dû évacuer les corps de l’appareil alors qu’il s’agissait de gens du village. Pour être honnête, moi, ce ne sont pas les corps qui m’ont choqué. Mais de penser aux trois gamins qui avaient perdu leur père et leur mère d’un coup. C’est sans doute parce que je suis père de famille. J’aurais eu la même intervention il y a dix ans, je n’aurais pas réagi de la même façon. Ces trois enfants, j’y pense encore. Et j’y penserai sans doute toute ma vie.»
En cas de décès, les familles sont prévenues par des officiers supérieurs, souvent accompagnés de gendarmes. «On ne doit pas faire transparaître plus de catastrophisme que les personnes touchées par le drame, relève le chef Canisius. Les premières minutes sont difficiles. Il faut leur dire la vérité, tout en les ménageant. A Tatroz, ce n’est pas moi qui ai parlé à la famille, mais j’étais présent. A un moment, une parente m’a posé deux questions. Et là, il faut être franc. Je l’ai été et la personne a été satisfaite de mes deux réponses.»
Arrive-t-il que des gendarmes renoncent à ce métier parce qu’ils ne supportent plus d’être confrontés à ces drames? «Oui, bien sûr, répond David. Mais, en général, on essaie d’évacuer rapidement les interventions difficiles. On fait un débriefing entre nous. Il n’y a rien d’officiel, mais chacun peut s’exprimer. Si l’un de nous a quelque chose qui lui reste en travers de la gorge, il y a des débriefeurs professionnels. Sans oublier que, sur les lieux, une cellule psychologique se met toujours en place. Car des civils peuvent aussi être touchés.»
L’ambiance décontractée et plutôt joviale qui semble régner entre les agents de Vaulruz tranche avec la dure réalité à laquelle ils doivent régulièrement faire face. L’important, pour eux, est de ne pas ramener ces expériences à la maison. «Quand tu quittes le boulot, tu ne peux pas dire je tourne le bouton et tout s’efface, ce n’est pas si simple, souligne David. Certains y arrivent moins bien que d’autres, parce qu’ils ont un ressenti beaucoup plus fort.»
L’important est de communiquer, dans son cercle familial aussi: «On ne parle pas des victimes, c’est une question de secret de fonction, poursuit David.  Ça doit s’arrêter à ce qu’on ressent. Il s’agit d’un petit débriefing personnel qui permet à l’autre de comprendre pourquoi on est un peu ailleurs. Toutefois, si on ramenait tous les problèmes à la maison, ça n’irait pas.»
Confrontés à ces vies qui basculent, les gendarmes sont-ils plus inquiets pour la sécurité de leur famille? Le sergent acquiesce: «C’est sûr, parce qu’on voit régulièrement des choses qui n’étaient même pas censées arriver. Il faudrait demander à mes enfants si je leur casse les pieds, mais je suis sans doute plus protecteur.»
Gendarme est un métier dur, éprouvant, et souvent mal perçu. Dès lors, d’où leur vient cette vocation? «Comme beaucoup de monde, je pensais que la police ne s’occupait que de répression routière, raconte Sébastien. Une belle présentation du métier pendant que j’étais au collège m’a donné une autre image.»
Le gendarme a voulu faire ce métier pour aider les gens. Son explication semblait vague de prime abord. Mais, il y a quelques jours, ce jeune homme de 25 ans a risqué sa vie pour essayer d’en sauver une autre. Parfois, les raisons sont aussi simples qu’elles paraissent. KA

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