PAR THIBAUD GUISAN
«Les gens ont perdu l’habitude d’écrire à la main. Pour beaucoup, envoyer un SMS pour dire qu’ils sont bien arrivés et qu’il fait beau, ça suffit.» Anne Campanico dirige Perrochet SA.
L’entreprise basée à Ecublens (VD) écoule 310000 cartes postales par an. Elle est aux premières loges pour constater que l’envoi d’une image cartonnée n’est plus forcément dans les mœurs du vacancier. «En quinze ans, nos ventes ont baissé d’un tiers», explique Anne Campanico, à la tête d’une des dernières sociétés éditrices romandes indépendantes.
A Villars-sur-Glâne, Gilbert Fleury possédait sa propre entreprise d’édition. Il a longtemps alimenté la plupart des kiosques du canton. «Dans les années 1980, j’avais de la peine à suivre et à répondre à la demande. Puis, en vingt ans, les ventes ont chuté de près de moitié. Au début des années 1990, je vendais 500000 cartes dans le canton. Après, c’est tombé à 400000 et à 300000.» Le dernier bilan date de 2011, quand le Gruérien vendait son secteur cartes postales à Perrochet SA. «Pas parce que les affaires ne marchaient plus, mais parce que, à 69 ans, j’avais envie de faire autre chose», tient-il à préciser.
La chute dès 2008
Devant le tourbillon de SMS et de publications sur les réseaux sociaux pour raconter son quotidien, la carte postale fait figure d’escargot. Un support certes coloré est sympathique, mais d’un autre temps: on ne compte pas les envois arrivés chez le destinataire une fois que le vacancier est de retour à la maison. «La baisse des ventes s’est accélérée vers 2008, explique Anne Campanico. Ça correspondait à l’arrivée sur le marché des nouveaux téléphones portables et à la crise de l’euro qui a pénalisé le tourisme en Suisse.»
Difficile de connaître avec davantage de précision le dessous des cartes. En Suisse, la Poste ne tient pas de décompte sur le nombre d’exemplaires en circulation.
Une chose est sûre: la carte postale a vécu son âge d’or. Mais les spécialistes sont unanimes: ils refusent de croire à sa mort. «Les SMS et les réseaux sociaux, c’est la communication fast food. Les cartes postales, c’est la version gourmet», lance Gion Schneller. L’homme est à la tête du géant de la carte postale suisse, Photoglob AG.
La société basée à Zurich vend 5 à 6 millions d’exemplaires par an, alimentant 8000 points de vente en Suisse. «Ça reste un besoin de dire qu’on est en vacances, constate l’éditeur. Et la carte postale est un support avec une forte valeur émotionnelle. Elle propose du rêve, car le message qui l’accompagne n’est jamais négatif. Elle a encore de beaux jours devant elle. Les ventes sont même en légère reprise.»
Gilbert Fleury confirme. Le marché semble en phase de stabilisation. «D’après les échos des kiosques, les ventes vont un peu mieux, après la forte chute de 2007-2008.»
Dès la quarantaine
La tournée des échoppes de la région permet de dégager le profil de l’acheteur de cartes postales des temps modernes. Il a souvent plus de 40 ans, ou alors, enfant, il est accompagné de ses parents. «La tranche d’âge qu’on voit le moins, ce sont les 20-30 ans», résume cette vendeuse d’un magasin de souvenirs, à Gruyères.
Autour d’un présentoir, on croise une famille bâloise, en vacances durant une semaine dans la région. Les parents, la quarantaine, sont accompagnés de deux enfants de moins de
10 ans. «On envoie quatre cartes, à chaque fois qu’on est en vacances, en Suisse ou à l’étranger, expliquent-ils. On écrit surtout à la famille. Pour les amis, il y a d’autres moyens, comme les SMS et les MMS.» La tendance est confirmée par les producteurs de cartes postales. «On envoie encore volontiers une carte à ses parents et à ses grands-parents, constate Anne Campanico. D’ailleurs, les colonies restent de bons clients.»
D’abord les femmes
Chez les adultes, la carte postale serait avant tout une affaire féminine. «Environ 70% des acheteurs sont des femmes, relève Gion Schneller. Car elles restent les grandes communicatrices de la famille.» Le poète Aragon disait que la femme est l’avenir de l’homme. Elle serait donc aussi garante du futur de la carte postale. Lourde responsabilité.
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«Un SMS ne remplace pas une carte»
Les cartes postales, Heiko Hausendorf en a fait un objet d’étude. Depuis environ six ans, ce professeur de linguistique allemande à l’Université de Zurich décrypte les textes des images cartonnées.
Les nouvelles technologies de communication sonnent-elles la mort prochaine des cartes postales?
Non. Tant qu’il y aura des lieux de vacances dans le monde, il y aura des cartes postales. Les médias électroniques ne remplacent que partiellement les cartes. L’important n’est pas la rapidité. On n’attend pas de réponse quand on envoie une carte postale. C’est un support qui a son propre charme: il est coloré et matériel. Le lien entre le texte et l’image est fort.
Pourquoi envoie-t-on des cartes postales?
Les fonctions sont multiples. La carte permet de prouver qu’on a été en vacances, de «documenter» son séjour ou de se présenter comme vacancier. C’est un besoin. Par l’envoi d’une carte, on montre aussi qu’on pense au destinataire, alors qu’on se trouve loin et dans un endroit attrayant.
Y a-t-il une rhétorique particulière commune aux textes des cartes?
Oui, il existe une sorte de «langage touristique». Il touche aux thèmes (nourriture, hébergement, météo, activités, paysage), à la syntaxe (souvent des énumérations) et à la sémantique (les mots, qui tournent beaucoup au niveau de la représentation des vacances). Forcément, il y a pas mal de stéréotypes, mais ça n’empêche pas d’être créatif. Les cartes postales sont intéressantes parce qu’elles racontent des faits de société et culturels. Un exemple banal: dans les années 1970, on parlait volontiers des coups de soleil qu’on attrapait. Dans les années 1990, ce thème a fortement diminué avec la prise de conscience des risques pour la santé. Les textes des cartes postales sont des textes assez vite écrits et lus, mais très révélateurs. TG
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Le débit de Pringy
En Gruyère, un des grands débits de cartes postales est situé à la Maison du Gruyère. Le site de la fromagerie de démonstration de Pringy, qui attire plus de 600000 personnes par an, a même fait installer une boîte aux lettres dans ses murs. «Actuellement, on doit en recommander tous les quinze jours, explique la vendeuse Alcina Correia. On en vend des milliers par an. Les Français et les Asiatiques en achètent régulièrement. A l’inverse, nous accueillons beaucoup de Brésiliens, mais c’est rare qu’ils achètent des cartes postales. Ce n’est pas dans leurs habitudes.» A Pringy, la vente de cartes s’est même développée ces dernières années. «Ça fait onze ans que je travaille ici, note Alcina Correia. On vend plus de cartes que par le passé. On a étoffé notre choix.»
A Gruyères, la vente de cartes fait aussi recette. «En été, j’en vends entre une quinzaine et une centaine par jour, expose cette vendeuse d’un magasin de souvenirs. Même à l’heure des ordinateurs et des téléphones portables, les cartes postales ont la cote. Les ventes sont stables par rapport à il y a dix ans.»
De la neige en été
C’est une tendance nationale. Les cartes postales cartonnent encore sur les sites très touristiques. En ville, à l’image de Bulle, les ventes sont nettement plus épisodiques.
Au niveau des clichés les plus prisés, les kiosquiers gruériens évoquent sans surprise Gruyères avec le Moléson, mais aussi l’île d’Ogoz, Bulle de nuit, les vaches ou un bouèbo en bredzon qui fait des ravages. Autre constat, plus étonnant, la neige est prisée en été. «Les gens de passage aiment avoir une image de la région qu’ils n’ont pas l’occasion de voir», expliquent les vendeurs. TG
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