Après quinze ans de bonheur, une longue descente aux enfers

| jeu, 05. nov. 2015

Fierté de la Glâne, longtemps jalousée, Tetra Pak a annoncé mardi son intention de fermer définitivement son site romontois en septembre 2016. Retour sur quarante ans d’une histoire qui se termine d’autant plus mal qu’elle avait si bien commencé.


PAR JÉRÔME GACHET

Le 9 septembre 1976, les habitants de la Glâne découvrent, ébahis, ce qui sera rapidement érigé en fleuron de l’économie régionale. Ce jour-là, le géant suédois Tetra Pak inaugure sa onzième usine de fabrication de berlingots, dans la zone industrielle de la Maillarde. L’investissement de départ est colossal pour l’époque: 20 millions de francs. Le jackpot pour un district qui peine à décoller.
Membre du Conseil communal depuis 1970, Michel Schmoutz est aux premières loges. «Cette entreprise est arrivée au bon moment… Cela a été une surprise pour tout le monde. Les gens se demandaient d’ailleurs pourquoi Tetra Pak avait choisi notre ville plutôt qu’une autre.»
Michel Schmoutz se souvient de l’émerveillement des dirigeants suédois devant le paysage de ce coin de pays. «Ce n’est bien sûr pas la seule raison, poursuit-il. Ils étaient pressés et nous avons pu leur fournir très rapidement le terrain dont ils avaient besoin.» Sans oublier l’habituel cadeau de bienvenue: une amnistie fiscale de dix ans.
Aujourd’hui retraité, l’ancien élu se rappelle les inquiétudes qui ont surgi dès l’arrivée de ce mastodonte. Des entreprises comme Electroverre y étaient déjà actives depuis la fin des années 1930, mais il n’y a rien de comparable avec Tetra Pak. «La taille de l’entreprise faisait peur, reprend Michel Schmoutz. On se demandait combien de temps tout cela allait durer.» Tout comme se pose la question de la main-d’œuvre: la région allait-elle pouvoir fournir le personnel hautement qualifié recherché par Tetra Pak? «A notre étonnement, cela n’a pas posé de problème», répond Michel Schmoutz.
La machine est lancée, le miracle se produit. L’usine qui comptait une septantaine de collaborateurs à ses débuts se développe, s’agrandit, embauche à tour de bras. Une aubaine pour Michel Schmoutz, passé au rang de syndic de 1977 à 1989. «Cela dit, on savait qu’il ne fallait pas s’endormir sur nos lauriers et tout mettre en œuvre pour pouvoir accueillir d’autres sociétés. C’est d’ailleurs à cette époque que la commune de Romont achète le terrain qui accueille aujourd’hui Nespresso.»


Jusqu’à 3,5 mio d’impôts
Romont fait des jaloux. Passé l’amnistie fiscale, le retour sur investissement est faramineux. Dans les gran-des années, Tetra Pak paiera jusqu’à
3,5 millions d’impôts par exercice. Quant au nombre de collaborateurs, il dépasse facilement les 300 au début des années 1990.
Embauché en 1984, Jacques Morel se souvient de la fierté qu’il ressentait à travailler pour une telle entité. «Intérêt du travail, salaire, couverture sociale, tout était super au début. Une entreprise moderne et modèle dans laquelle tout le monde voulait s’engager.»
Le Romontois y a passé près de dix ans. Mais les nuages pointent à l’horizon. «Depuis 1991, des rumeurs circulaient sur une possible restructuration. Comme président de la commission d’entreprise, je suis allé poser des questions à la direction qui s’était montrée plutôt rassurante.»


Le jour où tout bascula
Mais la rumeur revient comme le naturel: au galop. Responsable de l’atelier mécanique au département développement, Jacques Morel est convoqué le 22 juin 1993. «On nous laissait le choix: soit on acceptait d’aller travailler à Darmstadt, en Allemagne, ou à Modène, en Italie, soit on était licencié. Un choc pas possible.»
Un seul des vingt-trois employés concernés acceptera la voie de l’exil. Les autres restent sur le carreau. Et c’est désormais toute la région qui tremble: depuis ce 22 juin 1993, une épée de Damoclès flotte au-dessus de l’imposant complexe.
Après quinze ans de ciel bleu, le vent tourne. Le début d’une longue chute aux enfers. Malgré quelques bonnes nouvelles, les mauvaises finissent par prendre le dessus. De nouveaux licenciements sont prononcés dans les années qui suivent, mais plus discrètement.
Le prochain coup dur ne concerne pas directement le personnel romontois. Le 28 septembre 2001, Tetra Pak fête en grande pompe ses vingt-cinq ans de présence à Romont. Il est vrai que, malgré les restructurations opérées, le site glânois a toujours fière allure. Il tourne d’ailleurs à plein régime avec 240 collaborateurs y produisant annuellement 2,7 milliards d’emballages.
En coulisse, l’ambiance n’est pas à la fête. Trois mois plus tard, Tetra Pak modifie en effet ses structures, faisant de ses usines des succursales et non plus des entités autonomes. Sur le plan fiscal, les conséquences sont terribles. De 2002 à 2005, les impôts payés par Tetra Pak à Romont dévissent de 3,5 millions à moins d’un million de francs.
Syndic de 1992 à 2006, Jean-Dominique Sulmoni accuse le coup. L’avocat se rappelle les difficultés à redresser des finances en piteux état. Lui-même s’inquiétait depuis plusieurs années d’un problème de «monoculture». En clair, Romont était financièrement dépendant de Tetra Pak. De tels propos lui sont alors reprochés par les dirigeants de l’époque de Tetra Pak.
«J’appelais régulièrement la Promotion économique du canton pour leur dire que nous avions besoin d’un deuxième Tetra Pak. On me répondait que nous avions déjà beaucoup de chance.»
Jean-Dominique Sulmoni ne le nie pas: la multinationale suédoise a énormément apporté à la Glâne. Tout comme, d’ailleurs, son successeur Roger Brodard qui, en 2006 dans La Gruyère, estime que Tetra Pak a versé 40 millions d’impôts en trente ans dans les caisses communales. Même si, aujourd’hui, les recettes ne sont plus que de 390000 francs.
Ce n’est pas fini. Une nouvelle tuile tombe le 12 octobre 2005 quand Tetra Pak annonce que les fameux berlingots en carton ne seront plus produits à Romont, mais dans d’autres pays d’Europe. Cent trente et un des 241 emplois sont supprimés. La concurrence étrangère, toujours plus forte, est alors pointée du doigt.


L’économie locale touchée
C’est toute l’économie de proximité qui est touchée par cette décision. «A l’époque, Tetra Pak confiait l’entretien de ses véhicules à des garages de la région, enchaîne Jacques Morel, qui a aussi été conseiller communal. Pareil pour les voyages professionnels du personnel qui étaient organisés par une agence de la place. Après mon licenciement, j’ai repris une papeterie. Tetra Pak venait et s’y fournissait régulièrement. Mais, bien sûr, tout est tombé à l’eau après 2006.»
Le site conserve néanmoins un secteur de recherche et de développement, la production du film soufflé ainsi que celle de Tetra Recart. Tetra Recart? A la faveur d’une technologie révolutionnaire, l’usine romontoise est la seule au monde à fabriquer ce nouvel emballage destiné aux produits solides et qui doit remplacer à terme la boîte de conserve.
L’espoir renaît. Le nombre d’employés, qui était passé sous la barre des cent, remonte ainsi à 135. Vingt millions de francs sont même investis depuis le lancement du projet, en 2003.
Mais les dix autres millions, annoncés en 2010, n’arriveront jamais à destination. L’usine doit en effet se doter d’une nouvelle imprimante dernier cri. «Mais les volumes n’étaient pas à la hauteur des espérances. L’imprimante a été livrée, mais elle est restée dans les caisses durant des années. Pourtant, une halle avait été aménagée en conséquence», explique Malik Seydoux, actuel responsable technique du site.


La concurrence hongroise
En 2013, le groupe décide de transférer la machine en Hongrie, là où doit également être produit le fameux emballage. Une très mauvaise nouvelle pour le personnel qui comprend ce qui se trame. «On s’est bien sûr douté que le site n’était pas pérenne. On s’attendait à une fermeture, mais vers 2020, pas maintenant.»
Il faut dire qu’il y a peu, les Fribourgeois sont allés aider leurs collègues hongrois à mettre en place leur ligne de fabrication… Elle est opérationnelle depuis juin dernier.
A Romont, la production va se poursuivre jusqu’en septembre 2016, date annoncée de la fermeture. Quant au bâtiment, il devrait être vendu, selon les dirigeants de Tetra Pak. Depuis plusieurs années, les halles désaffectées sont investies par d’autres sociétés, à l’instar de Pharmafocus, grossiste en médicaments. Le bail sera d’ailleurs maintenu.
Malgré la difficulté de la situation, Malik Seydoux, seize ans de boîte à son actif, salue la décision de Tetra Pak d’avoir annoncé la décision suffisamment tôt pour que les personnes puissent se retourner. «C’est une entreprise qui a toujours été correcte et j’ai bon espoir que les choses se passent le mieux possible.»
Mais que retenir des quarante ans de présence de Tetra Pak, une société en mains d’une famille qui occupe toujours 20000 personnes dans le monde? Le jackpot du début ou le long déclin? «Je suis bien sûr déçu de ce qui se passe, reprend l’ancien syndic Jean-Dominique Sulmoni. Mais j’ai du mal à leur reprocher quoi que ce soit après tout ce qu’ils ont amené à la région.»
«Vieilles chaussettes»
Jacques Morel, lui, ne reconnaît plus l’entreprise irréprochable de ses débuts: «Ce que Tetra Pak a fait cette semaine est dégueulasse. Les gens vont être jetés comme des vieilles chaussettes.»

 

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