Le bienheureux «second papa» de dizaines d’adolescents

mar, 18. sep. 2018
Après pas loin de trente années comme instituteur à Vuadens, Louis-Philippe Clerc a retrouvé un second souffle au CO de la Gruyère. D’abord avec les élèves en difficulté, puis avec ceux issus de la migration. Des années de véritable bonheur professionnel. RÉGINE GAPANY

PAR JEAN GODEL

Les larmes lui viennent quand il évoque ses «années bénies» en tant qu’enseignant responsable de la classe d’accueil au CO de Bulle. Il a succédé à Eric Bonnet en 2006 et ne s’est résolu à rendre ses clés qu’à la dernière clôture, à 65 ans bien révolus. Il est comme ça, Louis-Philippe Clerc: depuis qu’il a plongé dans les classes d’accueil, il ne travaille plus, il profite. Il se déploie. Il grandit. Il a sans doute marqué ses protégés autant qu’eux l’ont touché par leur reconnaissance.

Né à Onnens en 1953, d’un père employé à la Fédération des syndicats agricoles de Fribourg et d’une maman mère au foyer, Louis-Philippe Clerc s’oriente rapidement vers l’Ecole normale de Fribourg. En 1974, il doit son arrivée à l’école primaire de Vuadens, village où il réside encore, aux points Mondo et aux lessives Steinfels.

«Il manquait des images dans le livre sur le musée du Prado. Ma maman en a fait part à la dame du stand Steinfels, à Avry Centre, dont les lessives regorgeaient de points Mondo.» Or, cette dame était aussi la présidente de la commission scolaire de Vuadens, qui cherchait un enseignant. «Comme ma mère racontait que ses enfants adoraient les livres Mondo, elle lui a demandé si, par hasard, l’un d’eux n’était pas instituteur. Je finissais l’Ecole normale et j’ai donc débarqué à Vuadens, où je suis resté instituteur jusqu’en 2002.»

Arme à double tranchant

Dès ses premières années avec les 5es et les 6es, il ne laisse personne indifférent. Il impressionne autant par sa taille que par sa vivacité d’esprit et son humour, dont il fait d’emblée une arme pédagogique. Mais une arme à double tranchant: «Certains le comprenaient, d’autres pas. J’ai eu des paroles malencontreuses et j’ai dû en vexer plus d’un. Plus tard, on me l’a rappelé et j’ai alors présenté mes plus plates excuses. Par la suite, j’ai veillé à éviter les paroles blessantes.»
Tous les dix ans, Louis-Philippe Clerc sent le besoin de raviver sa motivation. En 1984-1985, il passe part un an au Congo-Brazzaville former les futurs instituteurs, avec Christine, enseignante au secondaire II, qu’il épousera làbas. «J’avais trois classes de 70 élèves. Et l’une des trois classes de Christine en comptait 96… Elle enseignait les maths, moi le français.»

Au lycée du Drapeau rouge de Brazzaville, dans le Congo marxiste-léniniste de Denis Sassou-Nguesso, le jeune couple reçoit les salaires locaux. Quand il les reçoit. «Les conditions de travail étaient difficiles, mais ça a été une expérience extraordinaire.»

Claque monumentale

Au milieu des années 1990, un cours de perfectionnement l’amène à une profonde remise en question. «Je voulais des élèves plus participatifs, s’exprimant plus librement, des classes ouvertes sur le monde.»

L’école de Vuadens voit alors défiler des célébrités locales et nationales – Slava Bykov, Jean-Marc Berset, le styliste Thierry Dafflon ou le footballeur Andy Egli, le jour de son départ pour la Coupe du monde 1994 aux Etats-Unis. «On a aussi repeint les bornes hydrantes, nettoyé le Russon et planté des arbres au pied du Moléson.»

En 2002, il apprend la mise sur pied, à Fribourg, d’une formation universitaire de maître de classe de développement. Il est alors engagé au CO de Bulle et suit cette formation en cours d’emploi deux années durant. «J’ai pris une claque monumentale! Cette formation m’a complètement déstructuré et ouvert les yeux sur une autre réalité, celle des adolescents.»

Deux années difficiles pour ce désormais père de deux enfants. Mais deux années salvatrices: «Je ne renie rien. Mais si j’étais resté instit, je n’aurais pas bossé jusqu’à 65 ans. Cela a été un rebond professionnel extraordinaire qui m’a rempli de satisfaction.»

Il se retrouve alors face à des élèves en difficulté d’apprentissage, voire de comportement. Bref, des élèves à problèmes. La hantise des profs. Pas pour lui: «Cela me titillait depuis longtemps.» Le précurseur Eric Bonnet avait marqué ses collègues comme ses élèves avec ses classes dites «de langues». En fait, des classes de mise à niveau qu’ont aussi conduites Adolphe Vela et Louis Oberson.

«A son départ, Eric Bonnet m’a dit qu’il me verrait bien reprendre sa classe. J’ai alors dit oui au directeur Pierre Cottier qui me le demandait. Je crois que je lui ai enlevé une grosse épine du pied…» ■


Une intégration réussie

En 2006, la classe de langues est rebaptisée classe d’accueil. Il n’y en a alors qu’une, qui réunit les élèves issus de l’immigration des CO de Bulle et de La Tour-de-Trême. Elle sera dédoublée en 2014. Sous l’impulsion de Mary-Claude Wenker, alors coordinatrice pour la scolarisation des enfants de migrants à la DICS, et le regard scientifique de l’Université et de la Haute Ecole pédagogique, Louis-Philippe Clerc participe à la mise sur pied d’un nouveau concept d’intégration.

Les élèves ont entre 12 et 16 ans et ne savent pas un mot de français. «Le premier jour, je me faisais un point d’honneur de les saluer tous dans leur langue.» Le programme? «Du français à haute dose!» Puis, dès que possible, une mise à niveau en mathématiques et en allemand. «Le but était qu’ils intègrent au plus vite les classes standards.»

Respect mutuel en classe

Les résultats vont au-delà de toutes les espérances. «Les parents ne me croyaient pas quand je leur disais que leur enfant parlerait français à Noël, le lirait à Pâques et écrirait des phrases simples à la fin de l’année.» Au sein de la classe, le mot d’ordre est au respect mutuel. «Ce qui n’était pas évident entre un Serbe et un Kosovar… Mais, à notre niveau, on se devait de montrer l’exemple.» Leur soif d’apprendre en fait bien souvent des élèves modèles. Avec eux, pas besoin de discipline. Louis-Philippe Clerc en parle avec fierté.

Parfois, bien sûr, il a fallu refréner les ambitions des parents et les confronter à la réalité. Mais beaucoup d’élèves sont devenus ouvriers du bâtiment, employés de l’administration cantonale, ingénieurs, médecins… «Cela a fonctionné admirablement. Presque tous ont eu un projet professionnel, leur réussite est fantastique.»

Une réussite qu’il ne manque pas d’attribuer aussi à la direction de l’école, ouverte à ce projet, et à ses collègues, qui ont joué le jeu de l’intégration, dans leurs classes respectives, de ces élèves préparés en classe d’accueil: «Ils ont été admirables de patience et de créativité.»

Bien sûr, il y a eu des échecs, pour la plupart dus à des bêtises d’ados. «Mais ils ont été rares. Et passagers: en juin dernier, une jeune fille, qui avait de multiples tentatives de suicide derrière elle, est venue me présenter son bébé. Chaque fois que je croise mes anciens élèves, on se prend dans les bras, cela m’émeut. J’ai parfois oublié leur prénom, mais jamais l’élève qu’ils ont été.»

A son départ à la retraite, en juin dernier, la classe lui a préparé un goûter multiculturel surprise. Là, une jeune fille lui a dit qu’il avait été son second papa. «Ces classes d’accueil, c’est ce qui pouvait m’arriver de mieux pour terminer mon parcours professionnel», dit-il encore avec la chair de poule.

Grand-père métalleux

La suite? «Cet automne, je me mets au russe. J’adore ce pays, la langue, la culture. En 1982, j’ai visité Moscou et Léningrad. Au fond de moi, j’ai toujours été un communiste romantique. A Vuadens, j’écoutais Radio Moscou…»

Amateur de sports d’eau, de balades en montagne et de ski de randonnée, il pratique aussi la lecture et le chant. Louis-Philippe Clerc veut s’engager dans le bénévolat, comme à la Conférence Saint-Vincent de Paul, un mouvement paroissial venant en aide aux familles démunies dont il a souvent pu vérifier la solidarité.

Les voyages lui prendront aussi du temps. De même que son rôle de grandpère qu’il s’apprête à jouer après la naissance, dimanche, d’un petit Aloys. Il a aussi été bénévole au dernier Abyss Festival d’Hauteville: «J’adore la musique métal, et plus encore les métalleux: ce sont des gentils, d’une politesse extrême!»
JnG


Tous ces «grands moments de soleil»…

Des anecdotes sur ses anciens élèves, Louis-Philippe Clerc n’en manque pas. «Des grands moments de soleil», résume-t-il. Il y a eu ces repas pris assis par terre, dans des familles yéménites, à la rupture du ramadan. Toujours au chapitre culinaire, il est désormais incollable sur la morue: «Je dois connaître une bonne dizaine de façons d’apprêter la bacalao…»

Durant la vague d’arrivées de migrants des Balkans, il demande à une famille de l’emmener au Kosovo. Pour comprendre. Et, surtout, corriger l’image que donne alors ce pays. «J’ai rencontré des gens accueillants et ai été frappé par leur respect indicible des aînés. Mais aussi par leur sens de la fête, leur chaleur humaine. Un séjour inoubliable!»

Tout n’est pas rose non plus. «Un jour, j’ai revu un ancien élève russe avec qui je suis allé boire un pot. Le lendemain, il partait se battre en Tchétchénie. Je ne l’ai plus revu.» Ces parcours de vie ont durablement marqué Louis-Philippe Clerc, lui pourtant si jovial. «Une fois, j’ai demandé à un garçon pourquoi il se montrait si exemplaire dans son parcours scolaire. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas revivre ce que ses parents avaient enduré.» JnG

Commentaires

Des "plates excuses" ? J'aurai aimé en recevoir, ses moqueries, ses allusions mesquines sur la personnalité, les passions ou même les habits on en fait souffrir plus d'un! On ne va pas s'excuser de n'avoir pas été assez bien pour lui
C'est avec émotions que j'ai lu cet article. Je trouve que le terme de bienheureux est largement usurpé pour ce personnage. Même s'il avoue à demi-mots qu'il a "exagéré", ses paroles et ses moqueries gratuites incessantes m'ont traumatisé, même 20 ans plus tard. Et j'aurai apprécié ne serait-ce qu'un mot d'excuse

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