16 juillet 2013 à 04:33
Le Tour de France entre dans sa troisième et dernière semaine. L’étape du 14 juillet jugée au Ventoux place Christopher Froome dans un fauteuil pour triompher à Paris. Suiveur expérimenté du Tour, Jean-Louis Le Touzet livre ses sentiments.
PAR JEAN-LOUIS LE TOUZET *
Le Tour, et ses suiveurs moutonniers qu’il déguise en bergères, se trompe. Les suiveurs adorent les bêtes qui résistent aux balles. Armstrong en faisait partie et il n’est pas encore empaillé. Froome en fait aussi partie surtout après l’étape de dimanche jugée au Ventoux. Autrefois au sujet du Ventoux, le Géant de Provence, on disait qu’on ne prenait pas le Ventoux, mais qu’on était pris par lui.
C’était vrai avant, du temps où le dopage existait. Depuis dimanche dans une ascension où les coureurs meurent au galop comme dans un tableau de Delacroix, un cavalier, pas un cycliste, remporte l’étape à la moyenne de 41,7 km/h. La griserie absurde? Le crépuscule gothique? Comment qualifier cette victoire insensée jugée au sommet du mont Ventoux? Est-ce à dire qu’un jour l’affaire éclatera comme une chaudière à vapeur? Que le vainqueur du 14 juillet a trompé son monde?
Le mont Ventoux a toujours été la bourse aux malheurs, un entrepôt d’anecdotes avec les fameux morceaux d’anthologie placés sous vitrine. Le Tour du centenaire achevé avant-hier par une météorite tombée de la Sky? Froome a tout raffermi, lui qu’on disait amoindri: son empire, son administration, son aristocratie, sa fortune et son prestige. Le peloton, lui, a fini l’étape comme un crapaud desséché. Qu’en dit le Colombien Quintana, acteur épatant de l’étape du Ventoux? «Froome était tellement fort que je n’ai pas pu suivre. Je n’avais plus de jambes.»
Dans le lit de Lance
Voilà Christopher Froome dans le lit à baldaquin de Lance Armstrong. Une victoire qui ne doit rien au hasard naturellement. L’équipe Sky, avec Froome, avait reconnu le parcours, naturellement. L’hiver, avec de la neige jusqu’au ventre? Cette histoire de Froome c’est celle de la baignoire qui fuit dans le paquebot du Tour. La baignoire fuit et le bateau prend l’eau de toutes parts.
Un Tour du Centenaire où les suiveurs s’endorment en sursaut dans une première semaine en Corse marquée par un fait de course inattendu: un autobus bloquait la ligne d’arrivée. Puis vint l’étape jugée à Ax Trois Domaines, dans les Pyrénées, remportée par le duo Froome-Porte. Le lendemain la Sky vole en éclats.
Les suiveurs se grattent la tête. La France des bords de route attend une victoire française qui ne viendra pas cette année. Elle est en deuil et n’a que Jalabert à la bouche. Où l’on apprend à trois jours du départ en Corse que Jalabert, reconverti en commentateur télé avisé, s’est aussi dopé à l’EPO. Lui, qui a eu quinze ans pour trouver une défense, ne trouve rien à opposer à cette nouvelle qui au fond n’en est pas une. Il n’y avait que lui pour croire encore sa fable de l’eau bénite alors que l’EPO glougloutait dans tous les carburateurs du peloton.
Immuable imperfection
Ce qui est formidable avec le cyclisme c’est que c’est un sport immuable. Les années US Postal? Les années Sky? Toujours ce nuage de mouches bleues, communément appelées mouches à merde, vrombit au-dessus du Tour dans un ciel azur de la Provence.
Entendu: «Alors, c’est pour Froome?» Dans un haussement d’épaule un suiveur, désabusé, 20 Tours au compteur, répondit: «Attends quinze ans: on saura ptêt’ qui a gagné le Tour…» On terminera par Raymond Poulidor à qui on demandait un jour ce que furent les années Armstrong. Raymond, comme on le sait, est dépourvu d’émotions poétiques. Il répondit que le Tour devrait jeter un œil à ses livres de comptes et s’apercevrait, tout compte fait, que le solde est positif et «qu’Armstrong a fait gagner de l’argent au vélo».
Si bien que, avec Raymond, l’austère défenseur du bas de laine, on en a toujours pour son argent. Et si on renversait la perspective? Si on aimait le Tour pour ses imperfections, ses champions douteux, ses seigneurs de la route qui ne sont que des brigands sympathiques, et son incurable dopage? Et si la pureté, tant réclamée, et qui n’a jamais existé, était l’assassinat du sport cycliste?
La pureté, c’est la fin du récit. Car la prestidigitation, l’incohérence, les contradictions, le jaillissement du scandale qui a toujours existé – se souvenir de Coppi et sa relation adultérine – affermissaient au contraire ce sport comme le plus orgueilleux dans sa posture héroï-comique, écartant en cela tous ses rivaux, car étant aussi le plus drogué au mensonge, à la supercherie, à la farce, à la sauvagerie, le plus propice à la désillusion, et toujours à la limite de la disgrâce. Bref, le plus aveuglé par ses propres fantômes.
Le Tour est une griserie absurde, la représentation d’un sport sans charité, sans foi, mais qui adore sermonner le pauvre pécheur. On attend avec impatience l’annonce d’un positif qui donnerait crédit à la lutte antidopage. Le Tour, cette pièce satirique, parfois tragi-comique, racontée chaque année par les suiveurs qui en ont bien profité. Votre serviteur s’est forgé depuis dix-sept ans, par sa lecture tronquée des résultats, dopés à l’essence d’hélicoptère, à l’école de l’irrespect et de l’incroyance.
Du temps de la direction du Tour sous Jean-Marie Leblanc, qui connaissait la versification pour l’avoir exercée à L’Equipe comme chef de rubrique cycliste, il convenait d’adopter les stances épiques à une époque déjà marquée par le surnaturel. Aujourd’hui la presse écrite raconte ce qu’elle voit de la Sky. Donc rien, sinon des phrases creuses.
Un Mowgli bien élevé
La Sky dit que la presse est méchante, qu’elle n’aime pas le cyclisme, que ce n’est pas chez elle qu’on trouvera la moindre trace d’une hypothétique supercherie. Et ce Froome alors? Remarquablement bien élevé. D’une gentillesse presque suspecte tant les champions d’habitude peuvent être déplaisants. Lui, qui se prêtait avant-hier à toutes les interviews cinq minutes après le passage la ligne. Passe de l’anglais au français. Le dialecte darwinien bat son plein. Il était une fois au Kenya, Mowgli, un enfant sauvage. Il battait des jambes comme un polichinelle dans ses équipes précédentes. La Sky le forme à son image, le frotte à la toile émeri et à la paille de fer. Et devient si étincelant qu’on dirait qu’il sort de la main de Dieu.
Il n’est pas le premier des coureurs à être sortis de la main divine, mais Froome ne peut être confondu par les chiffres tirés de la Bible, puisque hier ce dernier, qui a aussi pris le maillot à pois, n’a pas battu le record de Mayo (55’51 en 2004, contre la montre). Les chiffres de Froome, pris hier avec une montre à gousset (57’19 pour Mowgli, contre 58’35 pour Lance) ne disent pas que nous rentrons dans une époque angélique où des ailes poussent dans le dos des coureurs. Ils disent qu’ils sont la beauté de l’étrange qui nous attend encore jeudi à l’Alpe d’Huez.
*Grand reporter à Libération au service étranger