PAR SOPHIE MURITH
Il existe des tables pliables, tournantes ou basses. Voici l’histoire d’une table nomade, qui a planté son camp de base à Morlon en janvier 1994.
Comme souvent, tout commence autour d’un repas arrosé. A l’orée des années 1990, un 19 mars, jour de la Saint-Joseph, patron des charpentiers. Réunis à Thônex (GE), huit chefs d’entreprise fribourgeois et genevois célèbrent cette fête dans un restaurant. La table ronde où ils ont été installés les ravit.
«A la fin du repas, l’un de nous a levé la nappe, se souvient le Morlonais Etienne Pasche. C’était un panneau en aggloméré.» Un affront à leur profession. Scandale auprès de la patronne de l’établissement. La joyeuse compagnie, en quittant le restaurant, promet de revenir bientôt avec une vraie table.
œuvre genevo-gruérienne
Trois ans plus tard, un 19 mars, à Thônex. Huit gaillards déboulent dans le restaurant, font débarrasser la table ronde déjà dressée à leur intention. «Nous sommes alors rentrés avec notre table.»
Conçue par échanges de fax, Josepha (elle porte le nom de la fille cadette d’Etienne Pasche) a été fabriquée, pour les pieds – «un chevalet tout dévers», soit neuf croix de St-André entrelacées – à Genève, et pour le plateau, en Gruyère. Ce dernier porte en son centre l’insigne des compagnons charpentiers: la bisaiguë, le compas et l’équerre, en ébène, cerisier et érable.
Une fois la Saint-Joseph commémorée, la compagnie quitte les lieux en laissant derrière elle le meuble. Josepha y passe la fin de l’année, mais part parfois pour être exposée lors de foires.
Quelques mois passent. Un coup de téléphone les informe de la fermeture de l’établissement genevois. Il faut trouver un nouveau chez soi à Josepha.
Un passage au restaurant Le Gruyérien à Morlon et l’adoption est conclue. Elisabeth Yerly, sa tenancière, l’avait déjà remarquée lors du Comptoir gruérien où elle était exposée sur un stand. «Je m’étais dit: “Cette table, je la veux.”» Deux mois plus tard, Etienne Pasche lui glisse à l’oreille: «Tu la veux toujours?» Le dimanche suivant, un coin du bistrot était libéré. Josepha emménageait. Avec, depuis peu, dix chaises, façonnées par deux fils de créateurs qui ont rejoint le cercle très fermé.
Un seul accroc dans cette relation de près de vingt ans a été notifié par un blâme. «Un 31 décembre, je suis venu au restaurant à 18 h et j’ai vu que la table était recouverte d’une nappe», se souvient Etienne Pasche. Elisabeth Yerly aussi s’en rappelle: «Il est devenu tout rouge.» Le 19 mars suivant, la fille du Morlonais, qui conduisait les charpentiers à leur agape annuelle, rédigeait, sous la dictée, la réprimande, toujours affichée en salle.
A travers le pays
Le contrat pour la construction de la Halle 7 de Palexpo a été signé sur son plateau en verre et noyer. Si cette table pouvait parler, elle raconterait aussi toutes les virées de la Saint-Joseph en Valais, dans le canton de Vaud ou de Genève. «Nous ne l’avons juste pas emmenée en France, précise Etienne Pasche. Nous avions peur de ne pas passer la douane.» Mais, heureusement pour les charpentiers, Josepha a été fabriquée muette.
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