L’historien Pierre-Yves Donzé explore l’évolution de la marque Rolex

| jeu, 11. avr. 2024
Au siège de Rolex à Genève, on entretient le culte du secret. Pour écrire son livre, Pierre-Yves Donzé n’a pas pu accéder aux archives de l’entreprise. KEYSTONE

Pierre-Yves Donzé publie un livre dans lequel il explore l’évolution de la marque de montres devenue l’expression de la réussite individuelle.

L’historien, qui enseigne en partie à l’Université de Fribourg, examine les avantages compétitifs qui permettent à Rolex de s’imposer dans le secteur depuis plus de cinquante ans.

L’occasion d’en savoir plus sur cette prestigieuse entreprise qui s’installera bientôt à Bulle et qui cultive si bien le secret.

YANN GUERCHANIK

ÉCONOMIE. La fabrique de l’excellence – Histoire de Rolex se lit comme un roman. Professeur à l’Université d’Osaka et professeur invité à l’Université de Fribourg – il y enseigne chaque année un cours bloc d’histoire économique –, Pierre-Yves Donzé éclaire d’un jour nouveau le succès phénoménal de l’entreprise qui ouvrira une usine à Bulle en 2029. Interview d’un spécialiste en histoire de l’industrie horlogère.

Votre livre sur Rolex se présente comme le premier issu d’une recherche historique indépendante. Sachant que cette entreprise conserve le plus grand secret sur ses activités, comment est-ce que vous vous y êtes pris?

Les archives constituent la matière première dans ce genre d’études. Comme il fallait s’y attendre, Rolex ne m’a pas ouvert les siennes. Ce que je comprends, puisque le secret fait partie intégrante de leur concept. Mais l’histoire de l’industrie horlogère suisse et mondiale retient mon attention depuis une quinzaine d’années et je savais qu’il serait possible d’écrire ce livre en me basant sur une multitude de documents, notamment ceux produits par les acteurs ayant été en relation avec Rolex, comme la Confédération, le canton de Genève, les syndicats, des partenaires d’affaires, etc.

Vous insistez sur son génie marketing. Rolex, ce n’est pas une marque de montres mécaniques suisses, c’est l’expression de la réussite individuelle. Avec pour credo: «Une montre exceptionnelle pour des personnes exceptionnelles.» En quoi cette communication, somme toute assez simple, représente-t-elle un si grand avantage compétitif?

Cela paraît assez simple vu d’aujourd’hui. Mais lorsque Rolex met en place ce message dans les années 1960, c’était complètement novateur. Elle était la première à parler non pas des produits, mais des clients. Omega, Longines ou Zenith articulaient un discours sur la qualité de leurs montres uniquement. Rolex, quant à elle, s’est concentrée sur la qualité des gens qui portent ses produits, les associant ainsi à la notion d’excellence.

Un effet miroir utilisé par bon nombre de marques aujourd’hui…

Mais Rolex était précurseur. Et comme elle n’a jamais changé son discours au cours du temps, cela lui a donné une très grande force.

Comment l’entreprise combine-t-elle la notion de luxe et de production de masse?

Rolex fait dans le luxe accessible, ce qui peut paraître surprenant dans la logique de cette industrie. Sa future usine de Bulle lui servira d’ailleurs à produire davantage de montres. Dans le luxe, normalement, on ne répond pas à la demande croissante: on gère la rareté.

Acheter une Rolex est très difficile aujourd’hui, il ne suffit pas d’entrer dans un magasin et demander le modèle en vitrine…

Il n’y en a plus! Il faut être au bon endroit au bon moment, c’est très compliqué. Les heureux acquéreurs existent pourtant bel et bien, puisque des centaines de milliers de montres se vendent à travers le monde. En fait, la demande est trop grande. La plupart des gens qui achètent une Rolex aujourd’hui la revendent plus cher le jour même. C’est sans doute aussi pour contrer ce phénomène de seconde main que Rolex décide d’augmenter sa production. Car cela crée une sorte de disruption sur le marché réel des montres Rolex.

Comment cela?

Acheter une Rolex doit être un plaisir que l’on se fait ou que l’on fait à quelqu’un dans l’idée d’incarner l’excellence, pas un moyen de se faire de l’argent. D’une certaine façon, cela porte atteinte au business et au concept même de la marque.

En quoi s’agit-il d’une montre exceptionnelle? On devine en tout cas qu’elle n’a pas intérêt à devenir intelligente, à l’instar des montres connectées.

C’est une montre étanche, chronomètre, qui peut être chronographe (n.d.l.r.: fonction additionnelle qui permet de mesurer des intervalles de temps courts), mais elle n’est pas particulière de par ses fonctions. Rolex a produit des montres à complication, mais elle ne le fait plus depuis longtemps. A cet égard, ce n’est pas une Patek Philippe. Ce qui rend une Rolex exceptionnelle, c’est la pureté de sa qualité industrielle. De la métrologie au contrôle de qualité, Rolex maîtrise tout ce qui fait l’excellence et la durabilité d’un produit industriel.

Son positionnement peut être perçu comme conservateur, non?

C’est une marque qui n’a pas d’histoire, une marque hors du temps. Ses collections sont presque toutes nées entre 1945 et 1963. Le design a certes légèrement évolué, mais il n’a pas fondamentalement changé depuis les années 1960. Cette permanence donne de la force à la marque, jusqu’à la rendre iconique. Si Rolex se mettait à introduire des modèles différents tous les deux ou trois ans, elle s’inscrirait dans l’histoire, dans une évolution. Cela mettrait à mal son concept d’excellence. Rolex n’a pas besoin de créer de nouveaux produits: elle a déjà créé la perfection.

N’empêche qu’il existe un aspect nettement moins glamour: la réussite de Rolex est une preuve flagrante des inégalités croissantes dans le monde et de l’extrême enrichissement des classes dominantes…

Complètement! Toute l’industrie horlogère suisse repose sur un monde de plus en plus inégal. Mis à part Swatch, peut-être. Mais on parle très peu de cela, c’est une sorte de tabou. On préfère voir le côté glamour et les milliards que ça rapporte. A un endroit du livre, je m’intéresse au nombre d’heures de travail qu’il faudrait à l’ouvrier américain pour se payer une Rolex. Plus on avance dans le temps et plus cela devient inaccessible pour lui.

Et ça le sera sans doute pour les ouvriers bullois…

De même que ça l’est pour les nombreux ouvriers frontaliers qui fabriquent des Rolex à Genève ou à Bienne.

En même temps, vous dites que Rolex s’est très tôt employée à rendre le luxe accessible, pas seulement pour les happy few…

Rolex ne serait sans doute pas prise pour cible principale en matière d’inégalités sociales. Ce serait davantage le cas de Richard Mille ou d’Audemars Piguet, par exemple, qui sont des marques exclusives. Si vous mettez 200 francs de côté par mois, vous aurez votre Rolex au bout de quelques années. Pour une Patek Philippe, c’est impossible. Ce n’est pas seulement les classes dominantes qui possèdent une Rolex, mais également les classes moyennes qui rêvent d’appartenir à ce monde fait d’exceptionnalité. Rolex a été précurseur dans le luxe accessible, puis il y a eu beaucoup de suiveurs. Un sac Louis Vuitton, c’est peut-être cher pour ce que c’est, mais ce n’est pas fondamentalement inaccessible.

Cette domination insolente de Rolex sur le marché mondial n’est pas près de s’arrêter, selon vous?

Du moins, pas à court terme. Il est très difficile de percevoir ce qui pourrait mettre fin à cette folle croissance.

Possédez-vous une Rolex?

Non.

Vous n’êtes donc pas quelqu’un d’exceptionnel?

Disons que je présente mon exceptionnalité d’une autre manière. Peut-être en écrivant des livres (rire). ■


La note de bas de page qui fait du bruit

Au bas de la page 122, la note a particulièrement attiré l’attention des médias, notamment celle du Temps. Elle évoque une enquête, en 1941, de la police de sûreté du canton de Genève. Les conclusions de l’enquête font du fondateur de Rolex, Hans Wilsdorf (1881-1960), un «fervent admirateur du régime hitlérien».

Pierre-Yves Donzé relativise: «D’abord, ce n’est pas du tout le sujet de mon livre. Surtout, il s’agit d’une simple feuille de papier, un document parmi des milliers d’autres qui n’est d’ailleurs pas suivi de faits. Sur cette base, on ne peut donc pas savoir quelles étaient véritablement les opinions politiques d’Hans Wilsdorf. La réponse se trouve peut-être dans les archives de Rolex, si tant est qu’une archive existe à ce sujet.»

Pour l’historien, l’émoi créé par cette note de bas de page «est symptomatique» de deux choses: «Premièrement, cela montre un peu les limites du secret. En refusant absolument de communiquer et d’ouvrir ses archives, Rolex se trouve prise un peu à son propre jeu. Voilà qu’on sort une archive externe qui montre quelque chose.»

Et Pierre-Yves Donzé de poursuivre: «Deuxièmement, cela montre aussi l’emballement médiatique qui existe aujourd’hui sitôt que le mot nazi sort quelque part. Car au final, cela s’apparente à un pétard mouillé.» YG


A propos de son implantation à Bulle

Une usine Rolex à Bulle, l’annonce vous a-t-elle surpris?

En général, les entreprises horlogères se concentrent le long de la frontière franco-suisse, entre Genève et Bâle. Cette localisation est a priori surprenante.

On l’explique principalement par la main-d’œuvre. Rolex pense que c’est ici qu’elle trouvera les 2400 employés dont elle a besoin. Etes-vous d’accord avec cette explication?

Dans cette région, il existe moins de concurrence horlogère que le long de la frontière franco-suisse. Rolex s’ouvre ainsi à d’autres bassins de recrutement, sachant que l’on est proche de la Suisse alémanique. Il ne s’agira pas tant d’engager des horlogers que des ingénieurs, des micromécaniciens, des mécaniciens… Et la Suisse alémanique forme beaucoup de gens dans ce domaine. Dans le même temps, on ne se coupe pas totalement des frontaliers. Bien qu’ils soient encore très peu nombreux, ils existent à Fribourg. Et puis, Bulle est plutôt bien située entre Genève et Bienne, les deux pôles de Rolex.

De toute évidence, le centre de décision restera à l’extérieur de Bulle. Le pouvoir a été totalement centralisé à Genève et il va y rester. Rolex est un groupe qui a tout verticalisé et qui a pratiquement racheté tous ses soustraitants, notamment dans le domaine de l’habillage.

Par ailleurs, la disponibilité des terrains a sans doute joué un rôle dans la décision de s’implanter à Bulle.

Un terrain acheté à la ville pour 31 millions de francs, alors que Rolex y investira plus d’un milliard: une belle affaire?

Sans doute. Et le plus impressionnant, c’est que Rolex paie cela cash, grâce à ses réserves.

Entre autres, du fait qu’elle ne soit pas cotée en bourse…

Beaucoup de gens critiquent la Fondation Hans Wilsdorf (n.d.l.r.: du nom du fondateur de Rolex, elle est propriétaire de l’entreprise) pour son manque de transparence. D’un autre côté, elle jouit d’une totale indépendance financière. Entre 1990 et 2020, Swatch Group a pratiquement reversé 6 milliards de dividendes, dont 30% à 40% à la famille Hayek. Certes, il s’agit là d’une structure différente. Mais disons que Rolex n’a pas à distribuer ainsi des milliards. Elle les réinvestit, notamment dans l’immobilier, pour produire à nouveau des milliards. Et lorsqu’elle décide de s’installer dans le canton de Fribourg, elle peut payer cash ce qui lui plaît.

Autre exemple: Richemont utilise beaucoup ses bénéfices pour racheter ses propres actions en bourse, afin d’en augmenter le cours et distribuer des stock-options à ses managers. Ça, Rolex ne le fait pas. D’une certaine façon, Rolex ne gaspille pas d’argent dans la finance.

Son chiffre d’affaires annuel fait l’objet de toutes sortes d’estimations. A combien se monte-t-il, selon vous?

Dix milliards de francs est l’estimation la plus plausible. C’est celle de Morgan Stanley notamment.

Le terrain bullois a finalement été préféré à celui de Villaz-Saint-Pierre, qui présentait notamment des difficultés hydrogéologiques. Rolex aurait besoin d’espace en profondeur pour certaines activités. On parle de transport automatisé des pièces. Certains y voient un lien avec le fait que Rolex fond ellemême ses alliages d’or. Vous en savez davantage?

Rolex possède effectivement sa propre fonderie. C’est dire à quel point l’entreprise est verticalisée et autonome. En l’occurrence, j’ignore les raisons pour lesquelles Rolex se serait intéressée à la qualité des sous-sols. En tout cas, c’est tout à fait symptomatique d’une entreprise qui ne laisse jamais rien au hasard. Avec Rolex, tout est parfaitement mesuré, analysé, contrôlé. Ses montres sont produites de la même manière. Un tel degré de professionnalisme ne se rencontre dans aucune autre entreprise horlogère. Rolex cherche la perfection quoi qu’elle entreprenne.

«Le rêve de tout un canton», s’exclamaient les représentants de la Promotion économique fribourgeoise. Que pensez-vous de ce pouvoir de fascina- tion alors même que les retombées sont encore très peu mesurables? C’est un peu comme si l’adage de l’excellence prévalait là aussi, non? Une usine exceptionnelle pour une région exceptionnelle…

Pour le canton de Fribourg, c’est une sorte de reconnaissance que d’accueillir la meilleure entreprise du monde sur son territoire. L’exceptionnalité genevoise arrive en terres fribourgeoises. Il y a déjà Cartier, mais Rolex c’est encore autre chose. Les autorités publiques se doivent évidemment de vanter leurs actions. Dans ce cas, c’est l’occasion rêvée.

Cela dit, il faudra que le canton et la commune soient en mesure d’accompagner le développement qu’une telle arrivée peut générer. YG

Pierre-Yves Donzé,
La fabrique de l’excellence – Histoire de Rolex,
Editions Alphil,
300 pages

Ajouter un commentaire

CAPTCHA
Cette question est pour tester si vous êtes un visiteur humain et pour éviter les soumissions automatisées spam.

Annonces Emploi

Annonces Événements

Annonces Immobilier

Annonces diverses