PAR ERIC BULLIARD
Historien, auteur d’essais maritimes, féru de mythes et de légendes, Gérard A. Jaeger ne pouvait que se pencher sur le plus célèbre des navires. Dans Il était une fois le Titanic, il raconte non seulement la catastrophe de la nuit du 14 au 15 avril 1912, mais dresse un état des lieux précis des faits qui l’ont précédée et suivie. Passionnant comme un roman, son ouvrage remet en cause des idées reçues et détaille l’inimaginable concours de circonstances qui a coûté la vie à plus de 1500 personnes. Soit les deux tiers des passagers et de l’équipage.
Pourquoi un livre de plus sur le Titanic?
Cette commémoration de 2012 est l’occasion de rappeler au grand public, qui connaît le nom Titanic, mais pas forcément son histoire, une certaine vérité. Non pas LA vérité: si, cent ans après, on en parle encore, c’est précisément parce qu’on ne l’a jamais découverte. On en sait un peu plus depuis 1985, date de la plongée sur l’épave, mais les raisons précises du naufrage demeurent inconnues: le navire se trouve enfoui dans vingt mètres de sédiments et la brèche qui a causé la catastrophe est invisible.
Vous écrivez que le Titanic a été «victime d’un terrible concours de circonstances sans message ni symbolique particulière, d’un épiphénomène ordinaire»…
Je prends le terme d’épiphénomène dans un sens précis: ce n’est pas un détail de l’histoire, pour reprendre un mot honteusement célèbre, mais une succession d’événements anodins qui conduisent à une catastrophe. Il aurait suffi d’éliminer l’une ou l’autre de ces causes pour que la conséquence n’ait pas eu lieu. Contrairement à ce qu’on a souvent dit, le Titanic était un navire de grande qualité et les négligences étaient probablement moins graves que celles qu’on a rapportées.
Par exemple?
Les jumelles des vigies ne se trouvaient pas dans leur boîte. Elles ont disparu à Southampton, peu de temps avant l’embarquement des passagers. L’absence de jumelles n’est certainement pas la cause du naufrage: elles n’auraient pas forcément permis de voir l’iceberg plus tôt. Mais c’est un des détails qui viennent s’accumuler. Quand on zoome sur lui, on voit une négligence épouvantable. Comme le feu qui a pris dans une soute à charbon, dont on dit qu’il aurait fragilisé une des cloisons étanches. Ou les essais en mer, qui n’ont eu lieu que sur un jour au lieu des deux prévus. Telle ou telle manœuvre d’exercice a été oubliée: elles auraient pu permettre de se rendre compte que le safran du gouvernail était trop petit et peut-être que le Titanic aurait été interdit de navigation…
Comment expliquer que les canots de sauvetage aient été en nombre insuffisant?
Nos critères de risque zéro ne sont pas dans la mentalité du début du XXe siècle. Le nombre de chaloupes de sauvetage correspondait à la loi, que tous les navires appliquaient. Le Titanic se trouve à une époque charnière: c’est encore un navire du XIXe siècle.
Et le manque de préparation de l’équipage?
Les officiers étaient professionnels, mais les membres de l’équipage travaillaient aussi bien comme dockers qu’à bord d’un navire transatlantique, selon ce qui était disponible. Ou dans les mines, si rien ne se présentait. A la dernière minute, comme il manquait des hommes d’équipage, on prenait ceux qui se proposaient. Les désertions étaient courantes, des gens oubliaient de monter à bord ou étaient trop soûls. Pendant le naufrage, les officiers ne se trouvaient pas tous sur le pont: certains avaient d’autres activités, comme lancer des fusées de détresse. Qui n’étaient pas homologuées: tous ces éléments, qui auraient pu contribuer à sauver le navire, étaient en gestation. Les mentalités et la législation évoluaient, mais cet électrochoc du 15 avril a accéléré les choses. Autre exemple: la radio TSF équipait un certain nombre de navires, mais pas tous. Les deux opérateurs, employés de la compagnie Marconi, étaient très professionnels, mais, comme il n’y avait aucune obligation d’heures d’écoute, personne ne répondait à leur S.O.S…
Pourquoi ce naufrage est-il devenu symbole d’une société devenue folle, d’un progrès qui va trop vite?
A l’époque déjà, l’opinion publique était très critique. A chaque naufrage ou collision, même sans victimes, la presse se demandait: «Sur quoi nous fait-on voyager? Sommes-nous du bétail à transporter pour les capitalistes de Londres?» Les gens commençaient à avoir peur. Au point que le Titanic n’était pas plein. Après le naufrage, il a été facile pour les diseuses de bonne aventure de dire: «Vous voyez, on avait raison!» Evidemment: elles prédisaient le malheur à chaque départ!
C’était une période de croissance importante, mais sans rupture. Or, il y a danger quand on saute des étapes. Dans la construction navale, il existe une continuité, de la voile à la vapeur, des petits bateaux aux navires de plus en plus gros. Le Titanic est plus long que les transatlantiques qui l’ont précédé, mais seulement d’une vingtaine de mètres. Et les techniques sont les mêmes. Il n’y avait donc pas lieu de se dire qu’on allait dans le mur, que ces constructeurs étaient des apprentis sorciers. A mon avis, on fait une erreur en parlant du «syndrome du Titanic», avec cette idée, développée par Nicolas Hulot, qu’on ne sait plus ce qu’on fait. Je ne lui donne pas complètement tort, mais entre le Titanic de 1912 et l’idée que nous en avons en 2012, nous ne sommes pas dans le même registre.
D’autant plus que, sur ce plan, le Titanic n’est pas une leçon: le progrès ne s’arrête pas avec ce drame…
Evidemment: le jour du naufrage, le premier France part du Havre. Il a la taille du Titanic, il est construit selon les mêmes principes et il a fait je ne sais combien de traversées sans problème. En même temps, le Titanic n’était pas un navire comme les autres. Dès 1912, il y a eu quelque chose de très particulier autour de ce bateau, qui ne s’explique pas. Un mélange d’amour et de haine, d’attirance et de répulsion, d’envie de naviguer sur ce navire alors que l’Olympic, qui était le même, était en mer depuis un an. Peut-être est-ce dû à son nom. A l’époque déjà, on se demandait si l’appeler Titanic ne revenait pas à provoquer les dieux. Les Titans ont été les dieux déchus… Il y a souvent eu des critiques, des méfiances pour les bateaux, mais avec celui-ci, dès le départ, on est un cran au-dessus.
Gérard A. Jaeger, Il était une fois le Titanic, L’Archipel, 336 pages. En librairie le 18 janvier
L’homme qui a eu le tort de survivre
L’une des originalités de votre livre est la réhabilitation de Joseph Bruce Ismay, propriétaire du Titanic, souvent présenté comme un lâche. Selon vous, son seul tort est d’avoir survécu… Gérard A. Jaeger: Exactement. Le commandant Smith, par exemple, est devenu un héros parce qu’il n’a pas survécu au naufrage. C’était son rôle de rester le dernier à bord du bateau, mais, pendant les trois premiers jours de la traversée, il n’a pas assumé ses responsabilités. Il était trop confiant. C’était son dernier voyage, il avait une très longue expérience, les icebergs et les accidents étaient si rares… En revanche, il n’y a pas eu de course de vitesse, comme on l’a souvent dit.
Ismay, lui, a sauvé sa vie dans des conditions honorables: il n’a pas pris la place d’un passager, il a longuement aidé les autres à embarquer, jusqu’au moment où il y a eu une place à bord d’un canot qui descendait à la mer et que personne autour de lui n’était en mesure d’embarquer. Humainement, moralement, on ne peut rien lui reprocher. Sauf que ça fait désordre dans la mémoire collective: les gens avaient trouvé en Ismay le bouc émissaire idéal. Celui qui, comme le commandant Smith, aurait dû sombrer avec le navire, puisqu’il en était le propriétaire. Et c’était un homme riche. Il représentait la compagnie, montrée du doigt sous prétexte qu’elle construisait des navires à bon marché pour faire du profit, qu’elle entassait les émigrés dans les bas-fonds…
Tout cela est faux, mais crée un portrait romanesque du personnage. Il fallait donner un os à ronger à la rumeur. On a mis d’un côté les bons, de l’autre les méchants, ce que l’on retrouve jusque dans le film de James Cameron. Du côté des innocents, des héros, se trouve l’ingénieur Thomas Andrews qui, lui, a péri. Ismay a sauvé sa vie de façon morale, alors qu’Andrews a péri sans gloire… Il a été tétanisé par l’effroi et n’a rien fait pour aider les passagers. Comme le commandant, c’est en quelque sorte un demi-héros, alors qu’Ismay est un demi-coupable.
Commentaires
Béatrice Alvergne (non vérifié)
dim, 05 fév. 2012
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