PAR YANN GUERCHANIK
On connaissait déjà la liste des 167 traditions vivantes de Suisse. On peut à présent la parcourir. Se promener, littéralement, se frayer des chemins entre les images et les textes. Lundi, lors d’une conférence de presse à Berne, le directeur de l’Office fédéral de la culture Jean-Frédéric Jauslin encourageait tout un chacun à se laisser ainsi «emporter par la diversité culturelle de la Suisse»!
Cet inventaire des pratiques culturelles est à présent accessible sous la forme d’une bibliothèque numérique sur www.traditions-vivantes.ch. Entre le cortège aux lanternes de betterave de Zurich et le jeu de quilles neuchâtelois, les traditions fribourgeoises sont bien présentes, de même que les gruériennes.
La Suisse s’était engagée à dresser un inventaire de ses traditions lorsqu’elle a signé en 2008 la convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. C’est à présent chose faite. Dans le futur, le Conseil fédéral devra se prononcer sur trois ou quatre traditions en vue de leur inscription officielle auprès de l’Unesco.
Directrice du Musée gruérien, Isabelle Raboud-Schüle a présidé le groupe d’experts chargé de dresser la liste cantonale des traditions vivantes fribourgeoises. Interview.
Quelles ont été les grandes étapes de votre travail?
Le Musée gruérien a été mandaté par l’Etat de Fribourg pour recenser et proposer une liste des traditions vivantes dans le canton. En 2009, nous avons constitué un groupe d’experts avec lequel nous avons très vite cerné le paysage des traditions fribourgeoises avec quatre grands pôles: l’alpage et l’économie alpestre; l’héritage des traditions religieuses; le chant et la musique; les reconstitutions historiques, avec, par exemple, les comtes de Gruyères ou la bataille de Morat.
On a alors dépouillé une année de presse écrite, en l’occurrence La Gruyère et La Liberté. En croisant ces informations avec d’autres, on s’est fait un calendrier de ce qui se passe durant l’année. On a ensuite collecté une foule de renseignements et des témoignages jusqu’à se mettre d’accord sur une liste de 18 traditions. Le Conseil d’Etat en a ensuite retenu la moitié.
Certains choix ont été difficiles à faire?
Des choses ont été mises de côté comme les liens de l’émigration. On s’est rendu compte, par exemple, que tous les liens avec Nova Friburgo prenaient une tournure plus populaire depuis une dizaine d’années seulement. Jusque-là, ils reposaient essentiellement sur une activité scientifique.
On s’est également demandé ce qu’il fallait faire avec tous les festivals. Beaucoup sont relativement jeunes avec pour modèle le Paléo de Nyon et le Montreux Jazz. Mais on constate tout de même qu’une transmission existe d’une génération à l’autre, autant au niveau du public qu’au niveau des organisateurs. C’est encore un peu tôt pour les considérer comme des traditions.
Quel est votre sentiment sur cet inventaire final?
Même si certaines choses peuvent être mieux regroupées, le résultat est d’une grande richesse. On est partis sans méthodologie dans cette aventure et je trouve qu’on s’en est bien sortis. Entre autres, on n’est pas tombés dans un travers qui consiste à plaquer sur les traditions un côté romantique. Dire qu’une tradition existe depuis toujours et qu’elle se transmet de génération en génération n’a aucune valeur historique.
De fait, les dossiers sont réalisés de manière très intéressante. On voit que chaque tradition a été une fois quelque chose de nouveau, qu’elle a tenu à certaines personnes et à des circonstances. Ce n’est pas la tradition avec un grand T, car celle-là n’existe pas.
Avez-vous été surprise par des traditions inventoriées par d’autres cantons?
J’ai découvert beaucoup de traditions. On connaît souvent assez mal certaines choses qui sont liées à la littérature populaire d’un lieu. Nous avons la Catillon en Gruyère, j’ai appris par exemple que Nidwald avait le Braconnier.
Comment jugez-vous la place de la Gruyère sur la liste fribourgeoise, souvent présente dès lors qu’on cherche à représenter le canton?
Le canton s’est souvent servi des traditions de la Gruyère pour son identité. Quand la ville de Fribourg fête son 850e anniversaire, les organisateurs invite un quatuor qui chante le Ranz des vaches! Mais il faut veiller à ce qu’elle ne soit pas trop présente. On continue à travailler sur l’inventaire d’une soixantaine de traditions que le canton veut rendre accessibles sur internet: on a encore du boulot à faire du côté de Morat et de la Singine.
Mais alors, quel intérêt peut-on tirer d’une telle liste?
L’intérêt, c’est la connaissance. En tant que directrice de musée, ma position est la suivante: du moment où il existe dans le canton un intérêt pour les traditions à ce point valorisées par le tourisme, par la manière dont le canton se présente, des connaissances sont nécessaires. Savoir comment elles se sont mises en place, comment elles se sont mises en scène. Cela permet de mieux les comprendre à une époque ou les traditions sont soit exaltées soit rejetées.
Seule la connaissance nous permet d’avoir un avis personnel sur le sujet, de voir si un événement est surfait ou pas. A ce niveau, nous faisons œuvre utile pour Monsieur et Madame Tout-le-monde, pour les médias, pour les acteurs de ces traditions. La connaissance permet d’éviter le cliché.
L’inventaire est assez proche de ce qui se fait au Musée gruérien…
Par ses anciens conservateurs Henri Naef et Henri Gremaud, le Musée gruérien a été lui-même l’ordonnateur de certaines traditions. Il a été l’inventeur de la Poya d’Estavannens, l’organisateur des sociétés de costumes. Il a mis en forme et mis en scène des traditions des années 1920 aux années 1970. Denis Buchs avant nous comme Christophe Mauron et moi-même aujourd’hui avons pris le parti d’être là pour donner de l’information, mais pas pour écrire le cortège.
L’idée est de sortir des traditions qui seraient dans le juste et le faux. Des gens nous demandent si le chariot dans les poyas doit être placé devant ou derrière. Notre rôle, c’est d’élargir le regard, comprendre pourquoi cela se fait d’une manière ou d’une autre. Comme le Musée, l’inventaire s’inscrit dans cette logique. On peut vous parler de la poya au Musée, on peut être une porte d’entrée pour accéder à de l’information, mais la poya, il faut aller la vivre sur place, c’est une tradition vivante.
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Neuf traditions fribourgeoises retenues:
La bénichon
Les troupeaux sont de retour de l’alpage: il est temps de fêter la bénichon au village, mais aussi, dans les foyers, de préparer un menu gargantuesque avec bœuf, cochon et mouton rien que pour les viandes. La bénichon a lieu le 2e dimanche de septembre en ville et le 2e dimanche d’octobre dans les villages. Avec quelques exceptions.
Le chant choral
Il est l’heure de bomber le torse: «Si le mouvement choral s’est développé dans tous les cantons catholiques, c’est à Fribourg qu’il a développé son meilleur terreau», lit-on sur le site www.traditionsvivantes.ch. Les chiffres: un chanteur «organisé» pour 35 habitants. La Fédération fribourgeoise des chorales réunit 7200 chanteurs dans 234 ensembles distincts. L’art choral s’est aussi développé en dehors du contexte religieux. Figure emblématique: l’abbé Bovet (1879-1951), évidemment.
Les poyas
Une tradition probablement lancée par Sylvestre Pydoux (1800-1871) à qui sont attribuées les premières poyas. Mais attention: il y a poya et poya. Le terme signifie en patois la montée à l’alpage, mais aussi la représentation qui en est faite. Des œuvres que l’on trouve en plein air, accrochées aux fermes dès le début du XIXe siècle.
Le Ranz des vaches
Ah, le Ranz des vaches! Le chant le plus populaire des Helvètes (c’est l’inventaire qui le dit…). Les historiens attestent l’existence de cet hymne du berger au XVIe siècle. Le Ranz des vaches provoque un fort sentiment d’appartenance. Selon Rousseau, il aurait le pouvoir de faire déserter les soldats suisses à l’étranger…
La Saint-Nicolas à Fribourg
Le premier samedi de décembre, c’est l’émeute (ou presque) dans les rues de Fribourg. Des dizaines de milliers de spectateurs viennent voir le Saint-Nicolas, le vrai, selon les spécialistes… Une tradition relancée par le Collège Saint-Michel en 1906. Dans les villages, flanqué des flonflons et du Père Fouettard, Saint-Nicolas impressionne les enfants qu’il visite.
La saison d’alpage
En Gruyère, la vie à l’alpage est une culture à elle seule. Avec ses lieux, ses bâtisses, ses codes, ses traditions, ses manières d’être et de faire. Dans le canton de Fribourg, la saison s’étale en général de mai à octobre. Point d’orgue: la fabrication du gruyère et du vacherin d’alpage au feu de bois.
La pratique du secret
Voilà une tradition que Fribourg partage avec d’autres. La pratique du secret s’est développée dans d’autres cantons catholiques comme le Jura et le Valais. Il s’agit de guérir ou de soulager (brûlures, verrues, etc.) en récitant une prière gardée secrète et transmise d’un individu à l’autre. Les faiseurs de secret doivent agir par dévotion et charité.
Le tavillonnage
Couvrir un toit ou une façade de tavillons: une pratique qui a perduré dans les cantons de Fribourg ou de Vaud. Elle remonterait à l’époque gallo-romaine. Un art qui a peu évolué avec le temps. Il ne resterait qu’une dizaine de tavillonneurs en activité.
La fondue
Du pain, du fromage, un caquelon, des amis ou des proches: c’est parti. La fondue s’est répandue dans la plupart des cantons. Un repas simple et convivial dont l’origine est attestée en 1699. JG
Source: www.traditions-vivantes.ch
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