La vallée du Petit-Mont berceau d’antiques violons

| mar, 15. Jan. 2013
Au XVIIIe et au XIXe siècle, des luthiers de Paris et de Londres ont taillé des violons dans du bois du Petit-Mont. Les marchands de fromage auraient joué les intermédiaires. Un spécialiste de la datation du bois est à l’origine de cette découverte.


PAR THIBAUD GUISAN


Les cernes du bois font parfois des révélations étonnantes. Ainsi, au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, des luthiers parisiens et londoniens ont utilisé des épicéas de la vallée gruérienne du Petit-Mont pour tailler leurs violons!
A l’origine de cette découverte, Patrick Gassmann. L’homme est responsable du laboratoire de dendrochronologie (datation par analyse des cernes du bois) de l’Office et Musée cantonal d’archéologie de Neuchâtel. Le scientifique de 61 ans vient de résumer sa recherche dans un article paru dans la revue d’histoire Les annales veveysannes.
A côté de son activité professionnelle – qui l’a par exemple amené à dater les pilotis des villages lacustres des rives du lac de Neuchâtel – Patrick Gassmann s’est spécialisé dans la datation des violons. Le dendrochronologue s’attache aussi à déterminer la provenance géographique des tables d’harmonie: la partie supérieure des instruments, qui reçoit et amplifie la vibration des cordes.
Mais revenons au Petit-Mont, cette vallée gruérienne, accessible depuis La Villette, blottie entre les Sattelspitzen à l’est, la Dent-de-Savigny à l’ouest et la Hochmatt au nord. En 2002, Patrick Gassmann analyse un violon anglais, fabriqué par l’un des luthiers de la famille Dodd, à Londres. Grâce à ses outils spécialisés, il fait remonter l’instrument à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle. «A mon grand étonnement, les caractéristiques du bois correspondaient aux épicéas du Petit-Mont.»


Quarantaine de violons
Depuis, Patrick Gassmann, rencontré par La Gruyère dans ses bureaux, au musée d’archéologie du Laténium à Hauterive (NE), a identifié – ou fait identifier par des collègues dendrochronologues européens – une quarantaine d’instruments taillés dans du bois du Petit-Mont. «La plupart ont été fabriqués dans des ateliers de Paris et de Londres, au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle.»
Particularité de ces violons: leur table d’harmonie a été découpée dans des morceaux d’épicéas différents, mais présentant tous des cernes réguliers et fins (1,5 à 2 mm). «Le bois est issu d’arbres poussant sur des versants nord, à une altitude moyenne de 1600 mètres, expose Patrick Gassmann. Comme ces épicéas sont peu exposés au soleil, ils stoppent la construction de leur bois déjà vers septembre. Cela explique la finesse des cernes. On en tire des planches très légères. Et plus un bois est léger, mieux il résonne.»


La filière du fromage
Reste une énigme. Comment du bois d’une petite vallée gruérienne a-t-il pu se retrouver sur les établis de luthiers de grandes villes européennes? Patrick Gassmann pointe du doigt la route du gruyère, florissante au XVIIIe siècle.
Il s’explique. «Les meules de gruyère étaient transportées dans des tonneaux. Arrivés à destination, ils étaient démontés. Il est possible que certains fonds et couvercles aient été recyclés, car la qualité du bois était excellente. Mais le plus plausible est que les luthiers aient demandé aux marchands de fromage de leur livrer des planchettes de même qualité.»
Le dendrochronologue précise que ces tonneaux ne pouvaient qu’être en épicéa. «Le sapin a l’odeur du pipi de chat, alors que le mélèze et le pin sont trop lourds à transporter. En plus, ils sont plus difficiles à travailler. L’épicéa a aussi l’avantage d’être plus gras et donc plus étanche.»
Du XVIe au XVIIe siècle, les meules étaient acheminées par mulets à Vevey. C’est là qu’elles étaient mises en tonneaux, avant d’être embarquées par bateau sur le lac Léman. «A cette époque, le bois provenait directement des forêts alentour. Il s’agissait très certainement de feuillus. Mais, au début du XVIIIe siècle, la pénurie de bois a été telle que les autorités de Vevey ont exigé des fromagers que le bois nécessaire à la fabrication des tonneaux soit descendu des montagnes en même temps que les fromages.»


Les tonneaux de Bulle
Mais Bulle a petit à petit remplacé la cité vaudoise comme fief de la mise en tonneaux. «Dès le milieu du XVIIIe siècle, un chemin praticable aux chars a été aménagé pour rejoindre Vevey, note Patrick Gassmann. A Bulle, le restaurant Le Tonnelier tire son nom de cet artisanat. Le bois utilisé provenait des vallées de la région.»
Patrick Gassmann exclut que les luthiers du XVIIIe siècle se soient rendus au Petit-Mont sélectionner leur bois de résonance. «A cette époque, les voyages sont effectués le plus souvent à pied. Les luthiers de Paris et de Londres n’ont pas pris leur baluchon et leur bâton de pèlerin.»
Le scientifique exclut également un commerce développé de bois de lutherie. «Les instruments produits par des mêmes luthiers ne sont quasi jamais taillés dans un même épicéa. Le stockage de plusieurs dizaines de planches issues d’un même arbre est très exceptionnel.»

 

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Déjà du gruyère surchoix
«Une piste intéressante, plausible, mais qui pose beaucoup de questions.» Denis Buchs, conservateur honoraire du Musée gruérien et spécialiste de l’histoire du gruyère, suit avec intérêt les recherches de Patrick Gassmann. «Un si grand nombre de concordances dendrochronologiques affaiblit l’hypothèse du hasard. Mais nous n’avons aucune trace historique ni de témoignage relatif à l’utilisation de bois gruérien par des luthiers étrangers.»
L’historien rappelle que, au XVIIe et au XVIIIe siècle, une grande partie des meules de gruyère étaient livrées en tonneaux à la marine française, via Lyon. «Ces tonneaux embarqués sur les navires n’ont donc pas fini entre les mains de luthiers.» Toutefois, des fromages ont bien été acheminés, en petite quantité, vers une clientèle urbaine, à Paris et à Londres. «Ce gruyère supérieur – on parlerait aujourd’hui de surchoix – était conditionné dans des tonneaux de qualité. Dans ce contexte, on peut plus facilement imaginer qu’un luthier ait eu connaissance de ces emballages soignés, pour une marchandise de luxe, coûteuse. Après, il se pose la question de savoir comment des commandes de bois similaire seraient remontées jusqu’en Gruyère. Il y avait en effet plusieurs intermédiaires pour le commerce de fromage.» TG

 

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