«L'évocation d'un monde pas tout à fait perdu»

| ven, 15. mar. 2013
Photo Glasson-Musée Gruérien
«La Gruyère» présente des extraits du livre «La fête de la Poya, Estavannens 1956-2000» que le Musée gruérien publiera le 23 mars. Jean-Jacques Glasson évoque la Poya de 1976 dont il a assuré la présidence du comité d’organisation.

Par Jean Godel

Comment vous êtes-vous retrouvé à la présidence de la Poya de 1976?
Jean-Jacques Glasson: En 1974, j’ai remplacé Henri Gremaud à la présidence de l’Association gruérienne pour le costume et les coutumes. J’avais été assez proche de lui lors du festival Terre de Gruyère en 1963. D’ailleurs, à l’issue de celui-ci, il m’avait dit: «Tu verras, ça sera le dernier festival.» Il avait senti qu’on arrivait à la fin d’une époque où les gens étaient enthousiastes, où la ferveur était formidable, à l’image des 40000 personnes réunies à Bulle pour l’inauguration du monument Bovet en 1957.

Pourtant, cette ferveur populaire n’était pas propre à la Gruyère…
Non, mais la Gruyère savait peut-être un peu mieux l’exprimer. A cette époque, des troupeaux traversaient Bulle, souvent en pleine nuit, pour monter à l’alpage. Je me souviens qu’une fois, à douze ou treize ans, j’ai vu Henri Gremaud pleurer sur le trottoir devant l’ancien Musée gruérien, où il habitait. Il m’a dit: «C’est beau, un troupeau qui passe.» Rien ne sert de l’expliquer, il faut le vivre.

Cet état d’esprit, l’avez-vous retrouvé dans les Poyas?
Oui, en 1956, c’était assez marqué. Jusqu’en 1989, les Poyas étaient encore organisées selon le concept très simple des créateurs: un pré, les écuries en guise de bars et, si possible, le beau temps.

La Poya de 1956 était-elle vue comme une Fête des vignerons «de la montagne»?
Non, je ne pense pas. Ce n’était pas du tout le style d’Henri Gremaud, un homme réservé, un peu introverti. Avec André Corboz, ils ont fait cette Poya assez simplement. Pourtant, elle a rencontré un succès formidable. Le soir, en devançant en voiture une file d’armaillis qui rentraient de la Poya avec leurs femmes et leurs enfants, André Corboz a dit à Henri Gremaud: «Tu vois, on a fait juste! On a eu ceux-là.»

Venons-en à la Poya de 1976: pourquoi avoir attendu dix ans après celle de 1966?
Dès le début, l’AGCC avait décidé de ne pas banaliser l’événement. Il était vu comme un pèlerinage, un retour aux sources, aux racines de son pays. On estimait donc que le moment s’en ferait sentir. Et c’est vrai que petit à petit les demandes se manifestaient. Je me souviens que, en 1974, le syndic d’Estavannens m’a dit: «Oh! Une Poya maintenant irait bien, ça remettrait un peu le village en ordre.»

Que racontait la Poya de 1976?
La montée à l’alpage. Elle expliquait que, dans de nombreux foyers, une partie de la famille quittait la maison quatre mois pour aller à l’alpage. La Poya célébrait cette transhumance. Nous voulions surtout montrer de manière un peu idéalisée ce qu’est la Poya et faire comprendre que ce monde était en train de s’en aller. Nostalgiques ou progressistes, on invitait les gens à réfléchir à ce futur dans lequel ils fonçaient tête baissée.

En 1976, sentait-on déjà la pression sur l’agriculture qui la poussait à se moderniser?
Oui, certainement. L’essor de l’élevage, notamment, avait déjà commencé à faire de Fribourg l’un des pionniers dans ce domaine en Suisse. Cela donnait un élan à l’agriculture. La production laitière bondissait, l’élevage avait beaucoup de débouchés et les gens commençaient à avoir de l’argent. Comme l’outil de travail était vieux, les paysans se sont mis, alors, à réparer leurs fermes.

Comment étiez-vous organisés en 1976?
Une année avant, je contactais mon équipe. Ceux qui avaient déjà travaillé à la Poya précédente me disaient: «On va mettre tout ça en ordre, monsieur Glasson.» Il n’y avait pas besoin d’écrire ou de contrôler. On avait bien un petit secrétariat, mais, souvent, en faisant mes tournées de vétérinaire, j’allais vite voir le syndic. Et, les dix derniers jours, on donnait le coup de reins.
J’avais un bras droit à Estavannens, Charly Caille, qui faisait le montage du pont et des quelques infrastructures. Maurice Caille aussi était précieux: il était paysan, directeur de la musique, chanteur, et s’occupait des sociétés. On n’avait pas besoin d’ordinateur: j’avais un simple carnet avec un élastique et un crayon. Tout était dedans.

Aujourd’hui, le monde paysan s’est réformé, le travail est bien fait, voire mieux qu’à l’époque. Qu’est-ce qui cloche?
La plupart des jeunes paysans n’iront pas à la prochaine Poya d’Estavannens parce qu’ils ne s’y retrouvent pas. Les paysans actuels sont des techniciens, avec robots de traite et vaches à haute performance. Ils ne veulent plus mettre de troupeaux à la montagne. Ceux qui le font sont une minorité. Les autres ont d’autres valeurs.

Quelle doit être la raison d’être d’une Poya en 2013?
Faire réfléchir les gens à leur manière de vivre aujourd’hui et à celle de nos ancêtres.

La Poya fige-t-elle la Gruyère ou la renforce-t-elle?
Elle n’a plus la force de la figer… C’est l’évocation d’un mon-de pas tout à fait perdu, mais très minoritaire, qui ne touche plus beaucoup de monde… En 1976, une fois que les troupeaux ont défilé, j’ai vécu un grand moment de bonheur. Voir la joie des gens là-bas… Et quand tout s’est terminé, j’ai pleuré.


La fête de la Poya, Estavannens 1956-2000, Musée gruérien, Editions Alphil, 2013.

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