La Poya d’Estavannens, une tradition à interpréter

| ven, 08. mar. 2013
Le Musée gruérien s’apprête à publier un coffret en deux volumes sur l’histoire de la Poya d’Estavannens. La Gruyère en publie dès aujourd’hui quelques extraits.


PAR JEAN GODEL ET YANN GUERCHANIK


Le 23 mars, à un mois et demi de la Poya d’Estavannens qui se déroulera du 8 au 12 mai, le Musée gruérien publiera le premier volume d’un coffret consacré aux six premières éditions de la manifestation créée en 1956 par André Corboz, directeur de la Maîtrise de Bulle, et Henri Gremaud, alors conservateur adjoint du Musée gruérien. En septembre, le second volume reviendra sur l’édition 2013.
D’ici là, La Gruyère publiera quelques extraits du premier livre intitulé La fête de la Poya, Estavannens 1956-2000. Aujourd’hui, l’historien Serge Rossier analyse les circonstances de la création de cette «tradition» récente (lire ci-dessous). Ci-après, nous publions quelques fragments de l’interview de Michel Gremaud, ancien rédacteur en chef de La Gruyère, lequel revient sur l’idée fondatrice d’Henri Gremaud, son père, et d’André Corboz.

Quel regard portez-vous sur la démarche de votre père Henri Gremaud?
Michel Gremaud: Le premier souci n’avait rien à voir avec le folklore. Il s’agissait vraiment d’une célébration. Pour cela, André Corboz et lui ont trouvé une scène naturelle dans un endroit qui avait quelque chose de mythique. Et puis, une chose n’a absolument pas existé: le commerce. Ils ont voulu se dégager de tout fil à la patte commercial ou financier. C’est assez miraculeux quand on y pense. La Poya est une manifestation qui se doit d’échapper au mercantilisme.

Votre père a-t-il dû user de son talent de communicateur pour mener à bien les Poyas?
Oui, beaucoup. Lui et André Corboz étaient des gens de la ville. Vue de nos campagnes proches, Bulle avait un côté impérialiste. Or, mon père avait le don d’emballer les seigneurs locaux. On retrouve, chez certaines familles paysannes, des chefs de village, un peu comme en Afrique. Des gens qui ont une envergure intellectuelle et charismatique qui va au-delà de leur métier et qui sont des rassembleurs. Mon père savait toucher ces gens-là et les rallier. A partir de là, les difficultés s’aplanissaient.

Y avait-il tout de même des voix discordantes?
Il les négligeait purement et simplement. Je crois qu’il avait conscience que, paradoxalement, en s’appuyant sur le passé, il servirait l’avenir. Il ne s’agit pas de conserver pour conserver, mais tâcher de faire le pont avec ce qui doit suivre. Une sorte de conscience diffuse. Et ceux qui se montraient critiques, ou même sarcastiques, il n’en tenait pas trop compte.

Que disaient ces voix «critiques et sarcastiques»?
Elles disaient: «Mais vous agitez des vieilleries!» C’étaient les voix modernes qui voulaient se débarrasser du «vieux fond poussiéreux». Elles étaient minoritaires.

Pourtant, lors des deux premières éditions, en 1956 et 1960, la paysannerie se montre encore vivace…
Complètement! C’est avec la troisième édition, en 1966, que le péril pesant sur l’économie alpestre se fait tout à coup tangible. Certains, confits en folklorisme, laissaient entendre qu’il ne fallait pas trop s’occuper de cela. Tant qu’il y avait de belles fleurs et qu’il faisait beau le jour de la Poya, tout allait bien. Mon père, parmi d’autres, était au contraire attentif à cette évolution inquiétante.

Est-ce qu’on en vient alors à célébrer le passé?
Le danger du «nostalgisme» apparaît. On est alors en danger de «sacralisation». Dès qu’il y a du folklorisme, je crois qu’on fait erreur.

Quels souvenirs gardez-vous de ces premières Poyas?
On y allait avec la Maîtrise de Saint-Pierre-aux-Liens, de Bulle. Elle a été pour beaucoup une école de musique au sens large: on n’apprenait pas seulement des chants du pays. On était une bande de copains… et de copines. Ça nous permettait de côtoyer gentiment les filles. C’était notre bain de jeunesse.

Vous souvenez-vous de l’importance que revêtait la messe?
C’était central. Avec un prêche en patois. Je me souviens du doyen Armand Perrin. A ce moment-là, il y avait encore des curés qui avaient le patois natif. L’espace d’un moment, Estavannens devenait une espèce d’église à ciel ouvert.

Un autre élément central des Poyas, ce sont les vaches…
A ce propos, il faut rappeler qu’on est au cœur du pays qui a laissé mourir la pie noire fribourgeoise. Cette célébration d’Estavannens, dans les années 1960-1970, se passe au moment où on importait du bétail holstein en douce, où l’on cachait des veaux dans les coffres des voitures pour braver Berne qui interdisait tout croisement. Il y avait donc un hiatus entre ceux qui voulaient célébrer la vache éternelle et ceux qui faisaient de l’importation en cachette parce qu’il fallait bien revitaliser le cheptel.

Avez-vous senti une évolution quant au public touché?
Lors d’une désalpe à Charmey, il y a quelques années, je me souviens de visiteurs genevois qui protestaient parce qu’on avait écrit sur le pelage d’une vachette un slogan de politique agricole. Cependant, les paysans ont eu mille fois raison d’inscrire ce slogan. Cette vachette était devenue le panneau d’affichage d’une réalité de l’économie alpestre dure à vivre. Ceux qui étaient venus de loin ne voulaient pas voir cette réalité. Ils étaient même fâchés parce qu’ils ne voulaient voir que le folklore. C’est le danger que courent les Poyas futures. Si on parvient à n’en faire qu’un musée ambulant, dans le mauvais sens du terme, alors ça n’en vaut pas la peine.

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Une invention récente
Organisée à intervalles irréguliers, la fête de la Poya d’Estavannens est une mise en scène récente de la montée à l’alpage, voulue par le chef de chœur André Corboz (1911-1971) et par Henri Gremaud (1914-1993), alors conservateur adjoint au Musée gruérien. Des acteurs de la vie culturelle, membres des élites intermédiaires de la région, des Bullois qui plus est, c’est-à-dire des citadins de la campagne. Elle a été mise sur pied pour la première fois en 1956, comme une célébration de la vie alpestre et des armaillis qui la pratiquent.
Dans l’esprit de ses initiateurs, elle est envisagée comme l’un de ces moments où les élites, les armaillis, le monde agricole ainsi qu’un vaste public communient à un même idéal dont les valeurs constitutives sont celles de l’armailli: indépendance, simplicité, abnégation, savoir-faire, goût de l’effort, capacité à faire face ou à réagir, respect du milieu de vie et de son Créateur. Chaque fête sert à vivifier ces valeurs et à se rassurer en comptant les fidèles.
Une fête pour rassembler
Dans ses quatre premières éditions (1956-1960- 1966-1976), la Poya met en lumière, dans le cortège, des épisodes de l’histoire réelle ou légendaire de la Gruyère et les principaux moments de «la civilisation de l’herbe». Il faut rassembler. Rassembler les adeptes du culte pastoral, toutes générations confondues: celles qui montent à l’alpage comme leurs aïeux, celles qui cultivent la terre, celles qui ne la cultivent plus, mais qui ont dû s’engager dans l’industrie ou les services, celles qui ont dû s’exiler et qui forment les cohortes de Fribourgeois de l’extérieur.
Dans l’esprit de ses fondateurs, la fête de la Poya doit permettre de retrouver l’harmonie d’un mythique Age d’or et transcender les tensions du présent. En 1956, les mutations du monde agricole sont engagées. Les anciennes formes de l’économie alpestre et de la paysannerie se trouvent violemment confrontées à une modernité qui a pour principes le progrès, la vitesse, l’uniformisation, la rentabilité et la quantité. Pour signes tangibles de cette confrontation, il suffit de rappeler que la race bovine fribourgeoise s’éteint en vingt ans et que la fabrication du fromage en alpage manque de disparaître au début des années 1970.
Jardin d’Éden
Dès ses débuts, la fête de la Poya cristallise les poncifs d’un jardin d’Éden qui aurait été frelaté partout ailleurs. Elle fait d’Estavannens une Arcadie réinventée avec sa forêt d’emblèmes: les costumes, une vaste foule assemblée, une messe avec sermon sur la montagne, en patois, un imposant cortège avec troupeau de vaches pie noire. Tant d’«ornements appliqués» cachent autant qu’ils mettent en valeur la réalité de la montée à l’alpage.
La Poya répond à une urgence, celle de la disparition d’un monde, mais sert aussi, en quelque sorte, de compensation à tous les bouleversements en cours: elle veut rassurer en montrant que tout n’est pas perdu. Serge Rossier (extraits)

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