PAR JEAN GODEL
L’un des deux prix scientifiques Leenaards 2013, dotés de 750000 francs chacun, sera remis à la fin du mois aux équipes réunies par l’infectiologue bullois Pierre-Yves Bochud pour une étude sur le traitement et le diagnostic des infections fongiques. Ce prix prestigieux récompense le travail acharné d’un médecin de 44 ans, autant discret que passionné, au parcours qu’il qualifie lui-même de «normal pour une carrière académique», mais qui n’en est pas moins étonnant.
Tout a commencé au bas de la rue de Vevey, à Bulle, dans le cabinet que son père, le Dr Jean-Marie Bochud, bien connu des Gruériens, a tenu dans la grande maison familiale jusqu’à son décès en 1985. «J’aimais bien construire, explorer, trouver des solutions», dit-il aujourd’hui pour expliquer son choix de vie.
Au-delà de la recherche
«Ce qui me plaît dans ce que je fais, c’est le côté entrepreneurial.» Comprendre: réunir les moyens technologiques et financiers, mais surtout les connaissances nécessaires au but qu’il s’est assigné. Avec, chevillée au corps, l’envie d’aller au-delà de la recherche fondamentale pour lui trouver des applications cliniques, utiles au praticien, et donc au patient.
Enfant, il s’y est pour ainsi dire déjà exercé. D’abord avec les petits trains. Puis, très vite, avec ses propres constructions: un téléphérique pour remonter au balcon de la cuisine les restes du repas familial pris au jardin, ou encore les montgolfières en papier dont plus d’une s’est écrasée, en flammes, dans les quartiers voisins. «Si je n’avais pas été médecin, je serais sans doute devenu ingénieur.»
Dans les années 1980, la découverte des premiers Macintosh, mais surtout la conscience immédiate du potentiel de l’informatique, ont pour ainsi dire formaté Pierre-Yves Bochud pour la carrière qu’il conduit aujourd’hui, au carrefour de la technologie, de la biologie et de la médecine.
Son bac latin-grec en poche en 1987, il quitte Bulle et son Collège du Sud pour suivre les traces de son père, mais aussi de sa sœur Isabelle, fraîchement diplômée en médecine. Le parcours est dans un premier temps classique: doctorat en médecine à l’Université de Lausanne en 1994, spécialisation en médecine interne et en infectiologie au CHUV, avec un passage de deux ans à l’Hôpital cantonal de Fribourg. Ses qualités humaines, à l’écoute des patients, y éclosent déjà.
En 2001, il rejoint l’Institute for Systems Biology à Seattle, aux Etats-Unis. Il y mène une recherche dans le domaine de l’immunité innée, puis de l’immunogénétique: «J’ai vite eu l’envie de m’écarter d’une étude purement fondamentale pour développer les aspects translationnels de la recherche, me rapprocher des patients.»
Faire le lien
Ainsi, grâce à ses nombreuses collaborations, notamment avec le Fred Hutchinson Cancer Center, le deuxième plus grand centre de traitement du cancer aux USA, il met en évidence des déformations génétiques associées à la susceptibilité à plusieurs maladies infectieuses. «Eux avaient les patients, mon laboratoire, la technologie de génotypage. En mettant ces deux éléments ensemble, on a été parmi les premiers à établir des associations génétiques pour ce type de patients immuno-compromis. Chacun fait ses recherches de son côté, mais à un certain moment, quelqu’un doit faire le lien.»
Revenu en Suisse en 2008, il obtient une bourse, puis un premier prix Leenaards pour développer cet axe de recherche au CHUV. Auteur de plus de cinquante publications scientifiques, notamment dans le New England Journal of Medicine, Pierre-Yves Bochud est privat-docent et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne.
Mais surtout, il est médecin adjoint au Service des maladies infectieuses du CHUV. Une activité clinique à mi-temps qu’il apprécie à sa juste valeur, en tant qu’infectiologue consultant au service de tous les secteurs de l’hôpital. Toujours ce besoin de relier recherche et médecine.
Dans sa maison de Grandvaux, il est à mi-chemin de la Gruyère où vit son frère André, organiste à l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Bulle. «Je reviens souvent à Bulle manger une fondue avec lui.» Vacherin, la fondue, comme celles que ce gourmet ramenait par paquets à Seattle.
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Un champignon qui fait des ravages
L’agent pathogène qui intéresse les équipes réunies par le Dr Pierre-Yves Bochud pour cette étude primée est le Candida, un champignon unicellulaire de type levure, présent sur la peau, dans la bouche, le système digestif et les muqueuses du corps humain. Chez les individus au système immunitaire normal, le Candida ne pose aucun problème. Il aide même à la digestion. Quand l’organisme est affaibli, il peut générer des infections appelées candidoses: «Candida ne doit pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, image Pierre-Yves Bochud. Il représente 90% des infections à champignons chez l’homme.»
Les infections superficielles comme sur la langue (le muguet buccal) sont banales et se traitent aisément. En revanche, les infections invasives sont sévères, car elles atteignent les organes internes. Elles interviennent surtout chez deux groupes de patients. Premièrement, ceux hospitalisés pour une leucémie aiguë: les chimiothérapies intensives et les lésions des muqueuses digestives qu’elles provoquent ouvrent au champignon une porte d’entrée vers les tissus plus profonds. Deuxièmement, les patients aux soins intensifs, notamment ceux ayant subi des interventions chirurgicales multiples: le risque de contamination par l’ouverture du tube digestif est plus grand et l’utilisation massive d’antibiotiques, lesquels tuent les bactéries, favorise la prolifération des champignons. On estime à 400000 par an le nombre de candidoses sévères dans le monde.
Fréquence triplée en 20 ans
Parmi ces candidoses invasives, les chercheurs vont s’intéresser à la plus sévère, celle passant dans le sang pour se disséminer à tous les organes. C’est la candidémie. En Suisse, sa fréquence a triplé depuis vingt ans, avec une mortalité importante, entre 20 et 60%. «Le problème, résume Pierre-Yves Bochud, c’est que le diagnostic est difficile et posé avec retard.» Avec les techniques usuelles, il faut entre quatre et six jours pour un diagnostic complet. Dès lors, en cas de suspicion, on recourt à un traitement à l’aveugle, quand bien même le patient s’avère finalement insensible à Candida. Or, ce traitement a des effets secondaires. Et il avoisine les 700 francs par jour…
Au lieu de se baser sur l’approche microbiologique (observation de la croissance du champignon dans le sang), les chercheurs veulent observer le patrimoine génétique du patient pour déterminer sa réponse immunitaire (sa sensibilité) à Candida. «Nous voulons comprendre le rôle des différences génétiques des patients dans la réponse au champignon.» C’est là l’originalité de leur démarche.
Dans une première étape dite génomique, avec l’aide de la technologie la plus récente, ils vont effectuer plusieurs millions de tests génétiques sur le génome humain (l’ensemble du matériel génétique d’un individu): «On va essayer de détecter la présence de modifications génétiques et leur fréquence chez les gens qui, dans des circonstances identiques, ont développé ou non des infections à Candida.» En établissant quelles modifications jouent un rôle, on peut déterminer les profils à risque.
Dans une seconde étape dite transcriptomique, les chercheurs vont mesurer, chez un patient, la capacité des cellules immunitaires à activer les gènes de réponse immunitaire spécifiques aux infections Candida (capables de les neutraliser). Là, le but est d’élaborer un test diagnostic rapide permettant d’agir plus vite et plus judicieusement, et in fine de réduire la mortalité.
Un travail d’équipe
Coordinateur du projet – «C’est vraiment un travail d’équipe» insiste-t-il – Pierre-Yves Bochud en a aussi généré l’idée. Avec pour marque de fabrique la volonté de faire converger recherches fondamentale et clinique. Un aspect «translationnel» qui a séduit la Fondation Leenaards. Il s’agit d’utiliser les derniers développements de la technologie d’analyse génétique et génomique pour résoudre des problèmes cliniques. «Il faut donc être capable de parler avec un bio-informaticien, un généticien, et en même temps savoir les questions qu’un clinicien se pose au lit du patient.» Au vu de son parcours, Pierre-Yves Bochud est cet homme-là. JnG
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