PAR ERIC BULLIARD
Professeur de lettres, secrétaire général de l’association malienne des droits de l’homme, El-Boukhari Ben Essayouti a vécu de l’intérieur le drame de son pays et de sa ville, Tombouctou. Le 1er avril 2012, des islamistes s’en emparaient et décrétaient la charia. Dix mois de terreur, avant la salutaire intervention française. Témoignage à l’occasion de son passage à Bulle, où il donne demain une conférence publique au Collège du Sud.
Est-ce que vous aviez senti venir cette arrivée des islamistes à Tombouctou?
C’était une grosse surprise. Tombouctou est la ville la plus au sud du Nord et les rébellions avaient toujours lieu plus haut, surtout vers Kidal. On ne pensait jamais que ça allait arriver jusque-là. Il y a eu un concours de circonstances avec un coup d’Etat qui a déstructuré le commandement militaire. L’armée malienne a laissé le champ libre aux islamistes, qui ont pu entrer à Tombouctou sans combattre. Ils ont tiré des coups de fusil en l’air pendant des heures, pour dissuader d’éventuels résistants, mais il n’y en a pas eu.
Qui étaient-ils?
Quand la crise a commencé, vers décembre 2011, on nous répétait qu’il s’agissait de séparatistes touaregs. Mais, quand ils ont pris Tombouctou, on a vu des djihadistes du monde entier. Beaucoup d’Algériens, des Mauritaniens, des Nigériens, des Tchadiens, des Tunisiens… C’était une multinationale djihado-terroriste. J’ai même vu deux ou trois Français. Ils devaient être à peu près 300. Mais ils étaient très mobiles, pour donner l’impression d’être plus nombreux.
Comment s’est passée la mise en place de la charia?
Dès leur arrivée, ils ont fermé la dizaine de radios locales, en ont gardé une pour leur propagande, et ont débranché le signal de la télévision nationale. Les imams de Tombouctou sont allés les voir. Les islamistes leur ont signifié que, désormais, c’était la charia et ils ont dit: «Tant qu’on n’égorge pas les gens, la religion ne peut pas être purifiée, parce qu’il y a trop de mauvaises graines.» Les imams de Tombouctou ne sont pas habitués à cette barbarie. On a senti qu’ils étaient paniqués…
Les habitants ont créé des comités de crise, formés de deux ou trois personnes par quartier. J’en faisais partie, on se rencontrait deux ou trois fois par semaine pour essayer d’améliorer les choses. Il y avait des besoins urgents, pour l’alimentation, le carburant, l’électricité, les médicaments… Après, les islamistes ont créé la police islamique, la justice islamique, la prison islamique et un «centre de recommandation du convenable et d’interdiction du blâmable»…
Donc d’innombrables interdictions…
Dès le premier jour, ils ont vandalisé les restaurants et les bars où on vendait de l’alcool, parfois avec des roquettes. Ils ont attrapé des buveurs et les ont fouettés publiquement. Ensuite, ils ont interdit la cigarette, la musique, fermé les écoles… Les femmes devaient porter la burqa. Tout était interdit, sauf la mosquée. Finalement, ils ont coupé la main des voleurs: la main droite pour les petits larcins, la main et le pied droits pour les vols plus importants.
C’est d’autant plus terrible que Tombouctou a une riche tradition intellectuelle et l’islam y est vécu de manière tolérante…
Ça étonne tout le monde qu’ils aient voulu venir imposer l’islam à Tombouctou, alors que la ville compte 99,99% de musulmans… Mais, au fond, ça ne nous surprend pas: notre islam, très tolérant, exècre le wahhabisme. C’est pourquoi ils s’en sont pris à nous, en détruisant tous les symboles qui font la différence entre notre islam et l’islam wahhabite.
Pendant l’occupation, chaque fois que ces gens sont venus prêcher dans les mosquées, les populations sont sorties, refusant de les écouter… Le lendemain, ils détruisaient un mausolée, où reposent les saints vénérés à Tombouctou.
Ce qui constituait une forme de résistance…
Oui, pernicieuse et efficace: ils savaient que la population de Tombouctou n’était pas avec eux. C’est pourquoi, dès les premiers jours de l’attaque française, ils ont quitté la ville. A Gao, il y a encore des combats aujourd’hui, parce que des complices se trouvent parmi la population, ce qui n’est pas le cas à Tombouctou.
Nous avons déconseillé à ceux qui le voulaient de prendre les armes, parce qu’ils auraient été massacrés, mais la population a vraiment résisté. Pendant la tabaski, la fête du mouton, les islamistes sont venus prêcher sur la place où tout le monde se réunit et les gens sont partis. Le lendemain, comme ils avaient déjà détruit les mausolées, ils ont démoli le monument de l’indépendance, construit par les Français.
L’intervention étrangère était-elle votre seul espoir?
Elle seule pouvait nous sauver. On l’a senti venir en voyant des avions de reconnaissance survoler la ville. Les islamistes montaient sur les toits pour tirer à l’arme lourde.
Ensuite, les Français ont commencé par Konna, 360 kilomètres plus au sud, puis ont libéré Gao, le 26 janvier, et les islamistes ont quitté Tombouctou. En partant, ils ont encore abattu un jeune homme, qui criait «vive la France» sur leur passage… Il n’y a pas eu de combat, mais les Français ont bombardé le palais construit par Khadafi, où est venu loger Abou Zeïd, le chef qui vient d’être tué. Des bombardements violents, qui ont fait trembler toute la ville.
Quelles cicatrices Tombouctou va-t-il garder?
La population touareg et arabe est partie vers des camps de réfugiés. Parfois, leur domicile a été pillé, parce que certains sont désormais convaincus que tous les Arabes et tous les Touaregs sont des rebelles islamistes. Alors que, jusqu’ici, tout se passait très bien entre les ethnies. Mais ces populations n’ont d’autre choix que de revenir à Tombouctou et tout le monde est condamné à s’entendre.
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