PAR CHRISTOPHE DUTOIT
Le monde se sépare en deux: ceux qui pensent que l’hôtel Chelsea est le paradis sur terre. Et les autres», raconte un des commensaux* qui vit depuis des lustres dans ce mythique hôtel new-yorkais, situé au 222 ouest de la 23e Rue, entre la
Septième et Huitième Avenue, en plein cœur de Manhattan.
L’hôtel Chelsea – ou simplement «le» Chelsea pour ses occupants – recèle bien des trésors derrière sa façade de briques rouges un peu décatie et ses balcons majestueux en fer forgé. Durant plus d’un siècle, il fut le berceau de la création artistique américaine, une sorte de cour des miracles pour beatniks fauchés, un sanctuaire d’artistes trop désargentés pour vivre ailleurs. Bref, une aire de repos pour personne rare (rest stop for rare individual), comme l’affirme son slogan, «où la plupart des immortels du XXe siècle ont un jour ou l’autre vécu*.»
«Les dessus-de-lit sont râpés et ils ont une odeur de poussière qui n’appartient qu’à cet hôtel. Une odeur d’usé, de presque moisi, de marécage humain, pas forcément désagréable. Une absence d’air, peut-être ce qu’on appelle des remugles», décrit le conteur français Jean-Claude Carrière. Il y fut invité par le metteur en scène Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou), qui y séjourna «à titre gracieux» durant deux ans avant de connaître le succès… et d’enfin payer ses arriérés.
«Le Chelsea attirait, comme une grotte féerique, des personnages venus de tous les mondes. Nous y avons connu des doux retraités, des hurleurs, des prophètes, des silencieux, des anonymes parlant une langue inconnue», poursuit le Français, émerveillé par cette atmosphère si fertile, où «la nonchalance est cultivée et le luxe proscrit».
Naufragés du «Titanic»
Construit en 1883 sur douze étages – il fut alors le plus haut building de Manhattan – le Chelsea est d’abord une coopérative d’habitations privées, une expérience sociale «dans laquelle riches et pauvres pourraient vivre côte à côte». Mais le projet fait rapidement banqueroute. En 1905, il rouvre sous la forme d’un hôtel, surtout dédié à de longs séjours. En 1912, il accueille des naufragés du Titanic, après avoir hébergé Mark Twain, Oscar Wilde ou Sarah Bernhardt.
«Ici, toutes les chambres ont une histoire: la plupart sont mémorables, mais seules quelques-unes sont publiables.» Car la légende est parfois plus belle que la réalité.
Piranhas, amour et incendie
On raconte que le compositeur George Kleinsinger gardait un aquarium de piranhas près de son piano, pour tremper ses doigts lorsqu’il commençait à somnoler. On raconte que Jack Kerouac et Gore Vidal, tous deux bisexuels, se sont pochetronnés après avoir vainement cherché Dylan Thomas et ont ensuite passé leur plus belle nuit d’amour. On raconte qu’Edie Sedgwick, la belle éphémère qui inspira Like a rolling stone à Bob Dylan, mit le feu à sa chambre…
Parfois, le récit est hilarant. Comme lorsque le directeur Stanley Bard – un jour ce philanthrope sera fait saint – se souvient qu’il a dû rembarrer Marilyn Monroe, car son mari Arthur Miller ne voulait pas être dérangé. Vous imaginez, vous, dire à Marilyn d’aller dormir ailleurs?
Fin observateur, l’auteur de Mort d’un commis voyageur y a vécu six ans. «On pouvait s’envoler en restant dans l’ascenseur et en inhalant les fumées de marijuana, se souvient-il. Cet hôtel n’appartient pas à l’Amérique. Il n’y a pas d’aspirateurs, pas de règles, pas de honte… C’est le sommet du surréel.»
Copropriétaire et directeur de l’établissement depuis 1955, Stanley Bard choisissait ses pensionnaires. Souvent, il fixait le prix à la tête du client, qui parfois payait en dépôt avec une toile, clouée aux murs du lobby ou de l’escalier. En général, «les musiciens logeaient au deuxième, les touristes au troisième. Et les gens instables le plus proche possible de la réception.»
En octobre 1978, Sid Vicious était ainsi installé tout près, dans la chambre 100, lorsqu’on retrouva sa compagne Nancy Spungen morte dans la salle de bain, tuée d’une lame dans le ventre. Défoncé à l’héroïne, le bassiste des Sex Pistols fut emprisonné pour meurtre. Mais il succomba d’une overdose avant son procès.
De telles histoires macabres regorgent dans les couloirs du Chelsea. Le 3 novembre 1953, le poète irlandais Dylan Thomas décéda dans la chambre 205. Quelques jours plus tôt, il avouait avoir bu cul sec 18 whiskies au White Horse Tavern tout proche et dire: «Je pense que c’est un record.»
Même si, dans un passé récent, l’hôtel se reposait sur sa vieille réputation, il ne faut pas oublier qu’il fut le berceau de la création d’œuvres majeures du XXe siècle. Arthur C. Clarke a écrit 2001, l’odyssée de l’espace, tourné par un autre pensionnaire, Stanley Kubrick, en 1968. Elisabeth Peyton y fit sa première exposition (les visiteurs devaient demander la clé à la réception). Bob Dylan y composa Sad-eyed lady of the Lowlands. Et, chargé à la benzédrine, Jack Kerouac y a accouché Sur la route en trois semaines, sur son fameux rouleau de 36,5 mètres.
En cent ans, le Chelsea a accueilli tout ce que l’Amérique compte d’excentriques, mais aussi des gens normaux, comme un dentiste à la 614, un coiffeur à la 303 ou le couple d’homosexuels qui signe ses romans Judith Gould à la 600, la plus belle suite, avec son sol en marbre et sa cheminée en bronze.
Inscrit au patrimoine
Ailleurs, on y trouve plutôt des trous dans le plancher, des ventilateurs pour refroidir les câbles ou cet incongru panneau «no smoking» dans le lobby, qui doit faire se gausser par mal d’anciens résidents. Ce qui ne l’empêche pas d’être le premier bâtiment new-yorkais inscrit au Registre national des lieux historiques, en 1977 déjà.
Comme le dit Leonard Cohen: «J’aime les hôtels dans lesquels, à
4 h du mat’, tu peux te ramener avec un nain, un ours et quatre filles, les emmener dans ta chambre et tout le monde s’en fiche éperdument.» C’était un peu ça, le Chelsea.
* dans le film Chelsea on the rocks, d’Abel Ferrara
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Ils ont chanté le Chelsea Hotel
Le 5 juillet dernier, Montreux accueille Leonard Cohen pour sa seconde soirée au Stravinski. Pendant ce temps, à l’étage du dessous, le trio américain Black Rebel Motorcycle Club rend hommage au maître. Seul à la guitare, Robert Levon Been chante «I remember you well in the Chelsea Hotel / You were talking so brave and so sweet» (Je me souviens bien de toi à l’hôtel Chelsea / Tes paroles étaient si courageuses et si libres). Tout un symbole.
Inspirée de sa brève romance avec Janis Joplin, Chelsea Hotel #2 fait partie des classiques du Canadien, bien qu’elle ne fût pas écrite à Manhattan, mais dans un bar de Miami, en 1971. Publiée sur l’album New skin for the old ceremony, en 1974, elle a depuis fait l’objet de nombreuses reprises, la dernière en date par Lana Del Rey, assez décevante au demeurant. Par le passé, Marissa Nadler, Regina Spektor ou Martha Wainwright s’y sont collées sans grande réussite. Son frère, Rufus Wainwright, a en revanche livré une magnifique interprétation, lui qui a vécu six mois dans la bâtisse mythique. Tout comme Lloyd Cole, dans un style très british. Au final, rien ne vaut toutefois l’original ou sa version précédente, Chelsea Hotel #1, avec ses paroles un peu plus rugueuses.
Séductrices, les filles du Chelsea
En 1966, la belle Nico joue dans Chelsea girls, un film expérimental d’Andy Warhol tourné dans le sulfureux hôtel, avant de publier l’année suivante son album Chelsea girl, où elle chante des compositions de Bob Dylan, de Jackson Browne ou du Velvet Underground.
En 1969, Joni Mitchell compose Chelsea morning dans une chambre de l’hôtel. Elle illustre l’expression désignant l’habitude de certaines filles de s’introduire au petit matin dans la chambre d’un monsieur pour le «séduire».
Durant les psychédéliques seventies, l’hôtel Chelsea ne perd pas son attirance. Résidents réguliers, les membres du Grateful Dead y font référence, en 1976, sur le titre Stella blue, alors que Jefferson Airplane lui consacre le titre Third week in the Chelsea en 1971.
Comme il ne suffit pas de fumer de la marie-jeanne pour chanter comme Lennon, prendre pour thème le Chelsea n’est pas forcément gage de réussite artistique, à l’image de Midnight at Chelsea de Bon Jovi ou du livre Sex de Madonna, réalisé dans ses chambres.
A l’inverse, en digne héritier des beatniks, Pete Doherty enregistra en 2003 ses Babyshambles sessions lors d’un séjour au Chelsea et donna les bandes à un fan pour qu’il les poste sur internet. Ça, c’est rock’n’roll! CD
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Fermé pour rénovation
Après plus de cent ans d’existence, le Chelsea a fermé ses portes aux touristes à l’été 2011. D’après le New York Times, l’hôtel «aurait été vendu pour 80 millions de dollars à l’homme d’affaires Joseph Chetrit». Au grand dam de Stanley Bard, directeur historique depuis 1955, proprement viré quelques années plus tôt. Selon le blog www.legends.typepad.com, l’hôtel est actuellement en phase de rénovation. Aucune date de réouverture n’est pour l’heure fixée.
Le réalisateur new-yorkais Abel Ferrara avait senti le vent du boulet. En 2008, il publie son documentaire Chelsea on the rocks (disponible en DVD) où il interroge, caméra à l’épaule, un cénacle d’habitants permanents, qui racontent leur vie dans le saint des saints. Intelligemment, l’auteur de Bad lieutenant fait jouer à ses acteurs des scènes légendaires, comme la mort de Nancy Spungen. Très parcimonieux avec les images d’archives, il a néanmoins exhumé cette séquence incroyable où Janis Joplin, Jerry Garcia (Grateful Dead), Rick Danko (The Band) et Duane Allman chantent Ain’t no more cane, tous fortement avinés. Un must. CD
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