PAR ERIC BULLIARD
Le 17 mai 1963, l’équipe du Mépris débarque à Capri, pour une semaine de tournage. Assistant de Jean-Luc Godard, Charles Bitsch a déniché sur l’île, au large de Naples une maison hors du commun, qui deviendra un élément clé du film. On l’a baptisée la Casa Malaparte, du nom de l’écrivain qui l’a fait construire, mort six ans plus tôt. Depuis, la villa est abandonnée. Officiellement, elle est léguée à la République de Chine. En réalité, elle est laissée au vent, au sel de la mer, au soleil brûlant.
Curzio Malaparte (1898-1957) l’appelait la «casa come me», la maison comme moi. Ce bout d’île, le cap Massullo, il l’a acheté quelques années plus tôt, séduit par ce «promontoire d’une extraordinaire pureté de lignes, qui déchirait la mer de sa griffe rocheuse. Nul lieu, en Italie, n’offre une telle ampleur d’horizon, une telle profondeur de sentiment. C’est un lieu, certes, propre seulement aux êtres forts, aux libres esprits», écrit-il dans Portrait de pierre.
Ebauchée par l’architecte Adalberto Libera, avec qui Malaparte s’est rapidement brouillé, la maison reste avant tout l’œuvre de l’écrivain. Il l’a rêvée, l’a conçue, a participé au chantier supervisé par Arturo Amitriano, un maçon de l’île. Son immense escalier en trapèze qui conduit sur le toit-terrasse, dont Godard saura tirer toute la force esthétique, a été inspiré d’une église de Lipari, île éolienne où l’ex-fasciste devenu antiMussolini a été confiné, en 1934.
Un salon de 15 m sur 8 m
Epurée, à la fois audacieuse et parfaitement intégrée au paysage, la maison surprend autant par sa modernité radicale que par son inspiration antique, avec son rouge pompéien, ses références à la «domus», son escalier qui rappelle un temple maya. A l’intérieur, dépouillé, Malaparte aimait arpenter le salon en expliquant aux visiteurs que cet «immense atrium» mesure quinze mètres sur huit. Il montrait la cheminée à fond de verre: quand un feu est allumé, on aperçoit la mer à travers les flammes…
Toujours dans La peau, l’écrivain raconte une rencontre fictive avec Rommel, qui lui demande s’il a acheté cette maison telle quelle ou s’il l’a construite lui-même. Il prétend avoir acquis la maison déjà construite et ajoute, en toute modestie, montrant le sublime panorama: «Moi, je n’ai dessiné que le paysage.»
Rescapés du naufrage
C’est donc dans ce cadre unique, irréel, que Jean-Luc Godard situe le tournage de L’Odyssée: dans Le mépris, Fritz Lang réalise à Capri une adaptation du récit d’Homère. Le scénariste Paul Javal (Michel Piccoli) et son épouse Camille (Brigitte Bardot) sont invités dans cette propriété du producteur américain Jeremy Prokosh (Jack Palance).
Rappelons que, dans la mythologie, Ulysse longe ces côtes, où il doit affronter les sirènes. Tout se tient, rien n’est laissé au hasard dans ce film qui parle d’une œuvre qui se fait, d’un couple qui se défait et d’une civilisation qui disparaît. En témoignent les citations de Dante, de Hölderlin, de Brecht, mais aussi cette explication de Godard, dans Les Cahiers du cinéma d’août 1963: «Le mépris m’apparaît comme l’histoire de naufragés du monde occidental, de rescapés du naufrage de la modernité, qui abordent un jour sur une île déserte et mystérieuse, dont le mystère est inexorablement l’absence de mystère, c’est-à-dire la vérité.»
La plus photographiée
Seules les vingt dernières minutes se passent à Capri, l’essentiel du film se déroulant à Cinecittà et dans l’appartement romain de Paul et Camille. Mais ces scènes capriotes restent les plus marquantes: c’est là que le couple explose et que le talent de Godard se révèle dans toute sa plénitude.
Jamais Bardot n’avait été si bien filmée. «Godard métamorphose la star en actrice», écrit Paris-Presse. Il faut se souvenir que BB, en ce début des années 1960, est une immense star, «la fille la plus photographiée du monde», poursuivie par les paparazzi. Ils ont même perturbé le tournage, comme le montre un court métrage documentaire de Jacques Rozier, Paparazzi. Le mot venait de naître, tiré de Paparazzo, le jeune photographe de La dolce vita, sorti trois ans plus tôt.
Agée de 29 ans, Bardot ne semble pas éperdue de reconnaissance envers Godard (son aîné de quatre ans), le qualifiant d’«intello cradingue et gauchisant». Leurs relations, dit-on, sont demeurées courtoises. Sans plus.
Godard sur les mains
Sur le tournage, le cinéaste a surtout eu un problème avec le chignon de la belle, qu’il trouvait trop haut. Il propose: «Accepterez-vous de baisser la hauteur de vos cheveux d’un centimètre pour chaque mètre que je ferais en marchant sur les mains?» Elle accepte, Godard se met sur les mains et marche…
Difficile de trouver des chiffres fiables (on parle de 380000 entrées en France), mais une chose semble sûre: à sa sortie, en décembre 1963, Le mépris est un succès à l’échelle de Godard, un échec à celle de Bardot. N’empêche que tous deux signent ici leur meilleur film. A un journaliste qui lui demandait, au moment de présenter le projet si Bardot avait déjà joué dans beaucoup de bons films, il avait répondu: «Non. Elle en a fait un, Et Dieu créa la femme. Celui-ci sera son deuxième.» Une fois de plus, il avait raison.
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