L’illusion de ne rien faire

| sam, 24. aoû. 2013
Pour clore cette plongée de La Gruyère au cœur des activités de l’été, le farniente relevait d’une évidence, tant il incarne à lui seul la saison des vacances, ce temps où l’on vaque. Reportage sur la terrasse du bar Le 43, à Bulle.

PAR JEAN GODEL


Le farniente, cet obscur objet du désir. Cette «douce oisiveté» dont parle Le Petit Robert. L’évoquer, c’est le convoiter. Au diable les censeurs dont Rousseau n’était pas des moindres, lui qui assénait sans honte que «tout citoyen oisif est un fripon». En cette fin d’été, La Gruyère est donc partie à la rencontre des adeptes du farniente qu’elle espérait débusquer sur une terrasse, en l’occurrence celle du bar Le 43, à Bulle. Avec à la clé ce constat dé-sabusé: vivre le farniente, c’est du boulot.
Car ne s’adonne pas à ce refus de la moindre activité qui veut, à cette absence de la moindre pensée même: dans un monde voué au labeur – ce maître castrateur – le remords s’en mêle bien souvent. Ainsi ces deux amis qui, une demi-heure durant, ont siroté une bière, lovés dans les fauteuils confortables de la terrasse, à regarder passer le temps et à s’échanger des silences: «D’accord, le farniente, c’est ne rien faire. Mais, dans notre économie de marché, il faut aussi des gens qui bossent pour payer nos retraites…» Premier malentendu.
Un autre aura été de se poster à l’affût un jour de marché folklorique: la masse des chalands en mal de pause-café express chasse dare-dare l’oisif par vocation. Et dans la rue, les rafales de flûte de Pan font regretter l’assaut habituel des moteurs à explosion.


Se faire une terrasse
Cette mère de famille quadragénaire et patronne de sa petite société de services associe le farniente aux terrasses estivales et à leur petit jeu du voir et être vu. «Oui, j’aime aller me faire une terrasse.» Faire, encore et toujours… «Mais cela demande beaucoup d’attention. J’apprécie ce temps qui passe, mais pas plus d’une demi-heure. Ensuite il me faut changer d’air.


A vrai dire, j’aime avant tout la sieste.»
A la rubrique «farniente», Wikipedia aussi renvoie automatiquement au mot «sieste». Selon l’encyclopédie en ligne, il semble même que l'être humain serait génétiquement programmé pour le roupillon. En effet, entre 12 h et 15 h, l’attention diminue et la fatigue apparaît. Le mot sieste vient d’ailleurs du latin sexta, la sixième heure du jour.
En plus, les bienfaits de la sieste seraient légion: hausse de la concentration, de l’énergie, et même de la bonne humeur. Les Japonais, ces grands comiques, ne roupillent-ils pas par millions dans leurs bureaux après le pousse-saké? Alors que l’Europe dépressive poursuit la sieste comme un temps volé au temps de travail. Ce n’est pas tout: le petit clopet de 14 h diminuerait le risque d’accident, abaisserait la mortalité due aux maladies cardiovasculaires et coronariennes, et donc augmenterait l’espérance de vie.
En début d’après-midi, revenue à un calme encore fragile, la terrasse du 43 accueille trois candidats au farniente en tenue estivale. Fausse alerte: des dossiers surgissent des sacs avec un ordinateur portable, prélude à une séance de travail en plein air de près de deux heures. Que faisait l’homme désœuvré avant la micro-informatique et les applications passe-temps? Rien, justement.


Le travail, cette bête noire
Surgit enfin l’oiseau rare, l’objet précieux, l’oisif garanti sur facture: habitué du 43, solitaire et silencieux, on le voit presque chaque jour à la terrasse. Qui plus est, un Italien d’origine. «Il ne faut pas croire: comme indépendant, je n’arrive pas à décrocher, je suis tout le temps en train de réfléchir.» Le travail, la bête noire du farniente. «Même en prenant un “last minute” pour une semaine, ça ne le fait pas. C’est même pire: perdu sur une plage, je n’ai pas mes interlocuteurs professionnels sous la main. Le farniente, c’est bon pour les salariés.» Sa planche de salut? Un mois et demi dans sa famille en Italie, à passer ses journées sous les arbres, au bord du fleuve. «La dernière fois, c’était il y a trois ans…»
Plus tard, un homme s’installe, la cinquantaine. Il commande un diabolo menthe, puis feint d’observer la rue et de lire le journal, une vague langueur dans tout son être. L’icône du farniente. «Je suis en congé, pas en vacances.» Invité le soir même chez des amis, il a fait de la pâtisserie tout le matin. Et réfléchit à sa version du farniente: «Comme je nage tous les jours, je m’allonge ensuite sur l’herbe et j’observe les gens.» Ecce homo! Le voici, notre oisif. «Mais c’est très court. J’ai de la peine à ne rien faire.»
L’après-midi avance, une bise fraîche se lève, le ciel se couvre. Il n’y a plus personne sur la terrasse. Il est temps de partir. D’aller faire autre chose.

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