PAR THIBAUD GUISAN
Une lente diligence jaune sillonne le champ. C’est la procession du porte-cueilleurs. Ce drôle d’engin à quatre roues est propulsé par un moteur diesel. Coiffé d’un gros chapeau de toile, il se faufile entre les plants de tabac.
La scène se joue dans un champ de Ménières, dans la Broye fribourgeoise. L’imposant véhicule a deux étages. Au niveau du sol, six sièges en plastique orange sont destinés aux cueilleurs de tabac. Tous, ou presque, ont planté des écouteurs dans leurs oreilles, préférant les tubes du moment au ronronnement assourdissant du moteur. Pas besoin de parler durant la récolte. De toute façon, il est impossible de s’entendre.
Avec un peu d’entraînement, le geste est rodé. Le cueilleur détache à la main les feuilles des plants qui défilent à côté de lui. Il les empile ensuite dans une sorte de panier. Lorsque le récipient est plein – un tas d’une septantaine de feuilles – il actionne un levier. Un système hydraulique entraîne alors le panier à l’étage. Comme un ascenseur.
Au-dessus, sur la plate-forme en bois, on retrouve Dylan. Le lycéen de Dijon, 18 ans, réceptionne les paniers pleins, les aligne sur le pont et renvoie un récipient vide aux cueilleurs. «On fait un tournus à ce poste», explique le jeune Français, qui vit sa deuxième récolte du tabac à Ménières.
La procession est lente. Le porte-cueilleurs mettra près d’une heure pour effectuer une longueur de champ, soit 270 mètres. Et il faudra entre trois et quatre passages pour déplumer chaque plant de tabac. Les cueilleurs commencent en effet par ôter les feuilles basses de toute la culture. Ils répètent l’opération pour les feuilles médianes et les feuilles hautes. «Les feuilles basses prennent plus de temps, explique Flore Agnellot. Il faut enlever la terre. Dans ce cas, ça nous prend pas loin de deux heures pour une longueur.» A 21 ans, l’étudiante en droit de Besançon est la plus âgée des jeunes cueilleurs. «Le travail est physique, mais on s’habitue», glisse-t-elle, à l’autre bout du champ.
La traversée a permis de remplir près de vingt-cinq paniers. La récolte est déchargée sur un char amené par un tracteur. Le porte-cueilleurs fait ensuite demi-tour, pour un nouveau trajet. La lente diligence jaune n’en est pas à sa dernière course de l’été. La cueillette du tabac, pour ce champ de 2,4 hectares, durera entre six et sept semaines.
Trois semaines de retard
La récolte 2013 a débuté le 30 juillet. Elle restera dans l’histoire, mais pas forcément dans les annales. «Normalement, on commence entre le 5 et le 10 juillet. Avec la mauvaise météo du printemps, on a pris entre quinze jours et trois semaines de retard», calcule Georges Rey. L’agriculteur de 56 ans a repris l’exploitation familiale en 1989. Il gère un domaine de 24 hectares, avec aussi des cultures de blé, betterave et maïs.
Cueilli, le tabac prend la clé des champs. La suite des opérations se déroule à l’abri des regards, dans les hangars, ces hauts édifices typiques du paysage broyard, où sèchent les feuilles. «Le séchage est une opération délicate. Il ne faut pas amener de froid à l’intérieur du hangar.» La famille Rey dispose d’un premier bâtiment au centre de Ménières. A l’intérieur, on retrouve l’épouse et la mère de Georges, Marguerite et Agnes qui, à 84 ans, vit sa «cinquante-huitième ou cinquante-neuvième récolte du tabac».
En ce mardi après-midi, les deux femmes officient chacune à une machine à enfiler le tabac. Actionné par une pédale, le dispositif ressemble à une machine à coudre: une aiguille passe à travers les tiges des feuilles et prépare une longueur de 2 mètres. Reliées par un fil, la cinquantaine de feuilles sont ensuite fixées à une latte de bois en vue de leur étendage. Seuls les spécimens trop mûrs – trop jaunes ou trop bruns – sont évincés. Les doigts sont noircis par les feuilles: les traces de la nicotine, dit-on.
Le fumet du tabac qui sèche, le frais relatif sont propices à quelques discussions. On repense au plantage du mois de mai. «Cette année, c’est du minitabac, commente Marguerite Rey. En vingt-cinq ans, je n’ai jamais vu des feuilles aussi petites.» Agnes Rey acquiesce: «Il n’y a pas de miracle. Au printemps, on n’a eu que de la pluie. Depuis la mi-juin, on n’a presque pas eu d’eau.»
En tout, 2500 lattes seront suspendues dans le hangar en bois. Et ce ne sera qu’une petite partie de la récolte. Le solde prendra place dans un autre édifice, métallique, en bord de champ.
Un régime drastique
Avant leur livraison à la centrale d’achat de Payerne, les feuilles subiront un régime minceur drastique de deux mois. Séchée, une feuille ne conserve en effet que 10% de son poids initial. «Ce n’est qu’après avoir trié les feuilles séchées qu’on saura si on a une récolte de qualité, annonce Georges Rey. Le tabac n’est pas une science exacte.»
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De drôles de laitues
Les feuilles de tabac ressemblent à de grandes laitues. C’est marrant, mais, en suivant la récolte, on oublie presque l’utilisation finale du produit. Jusqu’à ce que deux jeunes cueilleurs s’allument une cigarette… dans un hangar à tabac, à l’heure de la pause. Le produit final, l’agriculteur Georges Rey n’en verra pas la couleur. L’homme est non-fumeur. Cela ne l’empêche pas de dire qu’il est «né dans le tabac». Dans la famille, on cultive le tabac depuis quatre générations. Et dans la Broye, ils sont encore plus de 130 producteurs.
La question: connaissant son utilisation, cultive-t-on le tabac comme n’importe quelle matière première? La réponse est plutôt pragmatique. Les laitues à nicotine mettent du beurre dans les épinards. Mais au prix d’une grosse débauche d’énergie: un hectare de tabac demande 1000 à 1200 heures de travail dans l’année. Rien à voir avec les quelques minutes qu’il faut pour griller une cigarette. L’énergie du cultivateur se transmet-elle au fumeur? A méditer lors d’une prochaine bouffée. THIBAUD GUISAN
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