PAR KARINE ALLEMANN
Le dépliant officiel, avec le profil de la course qui détaille les 25 cols à plus de 2000 m, Jean-Paul Descuves l’a affiché dans sa cuisine depuis le mois de février. «Je l’ai regardé tous les matins, je le connais par cœur», sourit le Brocois. La semaine dernière, avec deux de ses amis, ce tout juste quinquagénaire a participé au Tor des géants dans le val d’Aoste. Une course hors norme présentée comme le trail le plus dur au monde: 330 km dans les Alpes et seulement 150 heures à disposition. «C’est la limite horaire qui rend la course si difficile. On a dormi environ deux heures par nuit pendant six jours, raconte le copain Denis Grandjean, du Crêt. Cette course, c’est comme enchaîner 18 Morat-Fribourg ou, si on regarde les 24000 m de dénivelé, gravir trois fois l’Everest.»
Abandon après 200 km
Les deux hommes ont bouclé le parcours en 145 heures et 40 minutes. Leur amie Françoise Repond, de Charmey, a dû abandonner après 200 km. Sur les huit Suisses au départ de Courmayeur, quatre venaient du sud du canton. La Veveysanne Ruth Maillard (Remaufens), rencontrée par hasard sur place, a réalisé un meilleur temps avec 134 heures et 47 minutes. Les quatre «géants» se sont retrouvés à Bulle pour raconter leurs six jours au cœur des Alpes.
«On est cinq copains à faire de la course à pied d’endurance depuis plusieurs années», explique Denis Grandjean, gendarme de formation et chef d’expédition pour l’occasion. «On a déjà participé à plusieurs trails, comme le Tour du Mont-Blanc ou le Tour de l’Eiger. Alors un jour, on s’est dit: “Pourquoi ne pas faire le plus dur d’entre tous?”» Malheureusement, sur les 1500 candidats, seuls 720 coureurs sont tirés au sort. Un sort cruel pour deux membres du groupe, Béatrice Brasey et Albin Currat, pas retenus pour l’aventure. Cela ne les empêchera pas d’effectuer le parcours… deux jours avant la course officielle, en totale autonomie.
Dormir dans la voiture
Pour Ruth Maillard aussi, l’inscription ne s’est pas passée comme prévu. «Avec mon mari Pierre-André, on voulait s’inscrire en 2012. Mais ça n’a pas marché pour moi. Finalement, j’étais plutôt contente. Car cela me laissait une année de plus pour m’entraîner.»
Une course pareille ne se prépare pas au hasard. «C’est très dur, psychologiquement et physiquement, poursuit Ruth Maillard. J’ai pu bénéficier de l’expérience de mon mari et de son aide sur place. Notamment pour me reposer. Je dormais mieux dans la voiture que dans les bases de vie ou les refuges. C’est lui qui a réfléchi à la meilleure préparation possible. Par exemple, trois semaines avant le départ, j’ai passé 15 jours dans une cabane à 3200 mètres. Et puis, il m’a aidée sur le plan mental. Comme il me le répétait, il y a forcément des hauts et des bas. Les hauts reviennent toujours, mais il faut savoir gérer les bas.»
«Tout envoyer péter!»
Si la Veveysanne ne se voit pas participer à une telle aventure en groupe, les trois autres ne pourraient pas le faire autrement. «Après 25 km, j’avais déjà envie de tout envoyer péter, sourit Jean-Paul Descuves. Après, ça donne le tour. On ne souhaite pas aux copains d’être mal. Mais il faut avouer que ça fait du bien quand quelqu’un d’autre est moins bien que soi. Quand Françoise a arrêté, j’étais vraiment en souci. Car, jusque-là, Denis n’avait pas montré le moindre signe de faiblesse. Mais la force d’un groupe est de savoir s’adapter au plus faible. C’est en ça que Denis a été géant.»
Policier de profession, Denis Grandjean a mené ses troupes avec rigueur. «C’est vrai que j’ai fait un peu le gendarme, notamment pour les pauses repas, rigole le Veveysan. Mais si on avait perdu cinq minutes à chacun des 40 ravitaillements, jamais on ne serait rentrés dans les temps.»
Le temps, c’était bien la donne la moins facile à gérer. Car elle empêchait les concurrents de vraiment se reposer. «En plus, je n’arrivais pas à dormir, se souvient Jean-Paul Descuves. Il m’est arrivé de descendre en zigzag, presque inconscient, tellement j’étais fatigué. C’était à la limite du dangereux.»
La limite a malheureusement été franchie, un coureur chinois ayant perdu la vie durant la course, victime d’une chute en pleine nuit. «Il y a aussi eu quelques blessés. Et puis, environ la moitié seulement des coureurs au départ rejoignent l’arrivée dans les temps», souligne Denis Grandjean.
Quatre jours sans manger
Les trois amis avaient bien planifié les choses. Même l’abandon. «On s’est dit que si l’un de nous voulait arrêter, il continuait encore deux heures avant de communiquer sa décision, raconte Françoise Repond. Moi, j’y ai pensé le matin, j’y ai réfléchi à midi et j’ai fait part de ma décision une fois arrivée à la base de vie. Cela faisait quatre jours que je n’avais rien avalé de solide, rien ne passait. Du coup, je n’en pouvais tout simplement plus.»
Un périple pareil renforce forcément l’amitié. Il y a les moments de confidences au détour d’un col, le soutien dans les moments durs, les émotions exacerbées. Le tout, dans un décor grandiose et soutenus par l’accueil des villageois, tous enclins à encourager ou aider les participants en difficulté. De quoi s’en trouver un peu changés au terme des 150 heures d’effort. Denis Grandjean: «Un médecin me disait un jour qu’un coureur, à chaque fois qu’il pose le pied au sol, il pousse la Terre. Et que ça finit par changer sa trajectoire. Mais, en fait, c’est notre trajectoire à nous qui s’en trouve changée.»
Comme la limite imposée par le corps. Sur les sentiers du val d’Aoste, elle progressait en même temps que les coureurs.
Commentaires
Juliette Dupasquier (non vérifié)
dim, 06 oct. 2013
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