PAR JEAN GODEL
Faut-il tomber à bras raccourcis sur le groupe Benu? La Liberté avait annoncé le 8 novembre dernier que la chaîne de pharmacies basée à Villars-sur-Glâne renoncerait dès 2014 à engager de nouvelles apprenties assistantes – celles déjà en poste terminant normalement leur formation. Une décision qui a surpris. Le 3 janvier, la Jeunesse socialiste fribourgeoise appelait au boycott des enseignes du groupe, dénonçant une remise en question du modèle de formation duale. Pour le PS, le député gruérien Pierre Mauron juge scandaleuse la décision de Benu: «C’est un mauvais signal donné. Aucun jeune ne doit se retrouver sur le carreau à 15 ans.» De son côté, pharmaSuisse, la faîtière des pharmaciens, regrette que Benu «n’assume plus sa responsabilité sociale et sociétale» en matière de formation.
Qu’est-ce qui a motivé Benu à tirer un trait, à terme, sur ses 160 apprentis en Suisse – 45 dans le canton, soit un tiers des places? Officiellement, des économies (1,6 million de francs par an) exigées par son propriétaire, l’Allemand Phœnix. Impossible d’en savoir plus: du côté de la direction, c’est un «no comment» imposé d’Allemagne.
Toutes ne forment pas
D’abord ce constat: en gros, la moitié des entreprises fribourgeoises, tous secteurs confondus, ne forment aucun apprenti. Ensuite, on sait que les apprenties assistantes en pharmacie (le féminin prévaut tant les hommes y sont rares) sont parmi les moins bien payées: 400 francs en première année, 630 en deuxième, 900 en troisième dans le canton. Après le CFC, les salaires restent bas et les horaires astreignants, assimilables à ceux de la vente. Malgré cela, la profession séduit: attrait de la blouse blanche, connaissances profitant à la vie privée, possibilités de retour dans le monde du travail, y compris à temps partiel…
Mais voilà, la profession souffre aussi d’une sorte de «syndrome de dispersion massive post-formation»: CFC en poche, les assistantes ne trouvent de loin pas toutes un emploi en pharmacie. Un phénomène normal au vu de la très grande mobilité professionnelle qui prévaut aujourd’hui, juge Christian Repond, pharmacien à Bulle et président de la Société des pharmaciens du canton de Fribourg. Beaucoup passent donc à d’autres métiers: «Ce CFC est extrêmement prisé car il offre de nombreuses passerelles.»
De fait, les grands magasins les recherchent pour leurs compétences en gestion des stocks. D’autres deviennent représentantes en produits parapharmaceutiques, voire déléguées médicales. Mais elles sont surtout prisées des caisses maladie qui apprécient leurs compétences pour le contrôle des ordonnances et des dossiers médicaux. Des caisses qui, au passage, ne participent pas à leur formation.
Le phénomène est massif, même si, à en croire Christophe Nydegger, chef du Service de la formation professionnelle du canton de Fribourg, il touche d’autres secteurs. Mais, à voir les proportions qu’il prend dans la pharmacie, n’y forme-t-on pas trop d’assistantes? Non, répond tout net Christian Repond: «Il n’y en a pas au chômage. Si je ne peux pas garder toutes celles que je forme, toutes trouvent du travail ailleurs.»
Régulariser la profession
Cette responsable d’une officine Benu est d’un autre avis: «Il y a trop d’assistantes formées par rapport aux places disponibles. Je reçois de nombreux dossiers de filles avec un CFC. Du coup, beaucoup essaient très vite de trouver ailleurs un emploi mieux payé et avec de meilleures conditions. Former moins d’apprenties n’est pas un mal. La décision de Benu va régulariser la profession.» D’autant plus que cette suspension des embauches ne serait que temporaire, comprend-on au final. La direction du groupe a aussi justifié auprès de Christophe Nydegger que le marché n’était pas sec. «Mais cette décision va rapidement l’assécher», corrige le chef de service.
Cette question alors: les pharmacies, Benu comme les autres, ne profitent-elles pas toutes de cette main-d’œuvre bon marché pour garantir leur rentabilité? «Dès huit mois en première année, elles peuvent déjà fonctionner à la vente, sous le contrôle d’un pharmacien», lâche quelqu’un qui a quitté la profession. «Ça arrange tout le monde que les jeunes utilisent très vite des passerelles vers d’autres métiers.»
«C’est aussi le cas dans d’autres professions», tempère Christophe Nydegger. D’accord. Mais dans quelle proportion la rentabilité d’une pharmacie repose-t-elle sur ce modèle économique. «Si on m’enlève une apprentie que je dois remplacer par une assistante, je ne tourne plus, assure une pharmacienne estampillée Benu: on est tellement serrés au niveau du budget. Dès 2016, quand je n’aurai plus d’apprenties, comment vais-je faire?»
Reste enfin cette question sans réponse vu le mutisme de Benu: si les salaires des apprenties sont si bas, pourquoi économiser sur ce poste?
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Pharmacies sous pression
La pharmacie est divisée en deux mondes. Celui, d’abord, de Christian Repond, président de la Société des pharmaciens du canton de Fribourg: dans son officine bulloise, il emploie cinq pharmaciens dont un en formation, quatre assistantes en pharmacie et trois apprenties assistantes, une par année de formation. «Mais je ne suis pas représentatif, car j’ai décidé de privilégier la pharmacie en tant que profession médicale universitaire: je ne vends ni parfums, ni colifichets.»
A l’autre bout du panel, il y a ce que lui appelle le modèle commercial. Ou le drugstore à l’américaine: une grande surface qui vend des produits paramédicaux, cosmétiques, d’hygiène et de parfumerie, mais aussi des médicaments sous contrôle d’un pharmacien. Un modèle d’abord économique qui a moins besoin d’assistantes en pharmacie que de vendeuses. Un modèle, surtout, que reconnaissent, sous couvert d’anonymat, des employés du groupe Benu: «En cas de problème de santé, les gens trouvent désormais des informations sur internet, vont aux urgences ou chez le spécialiste plutôt que dans une pharmacie. La profession de pharmacien a changé.»
La pression sur le prix des médicaments augmente elle aussi: le 1er novembre dernier, 500 produits de la liste des produits remboursés ont vu leur prix baisser. D’ici à 2015, Berne table sur une économie de 720 millions par an, qui se fera d’abord sur le dos des pharmacies. «Ce qui nous fait vivre, c’est la vente d’une crème solaire ou d’une Aspirine non remboursée, pas les ordonnances», résume ce témoin.
D’autres signaux au rouge
D’autres signaux sont au rouge: la fermeture annoncée de la filière de pharmacie à l’Université de Fribourg, le récent transfert à Genève de celle de l’Université de Lausanne, enfin le nombre croissant de pharmaciens qui passent à l’industrie. Le Fribourgeois Marcel Mesnil, secrétaire général de pharmaSuisse, concède que la branche est sous pression: dans son rapport annuel 2012, la faîtière des pharmaciens affirme que «près d’une pharmacie sur trois génère trop peu de bénéfice» et se trouve dès lors «particulièrement menacée».
Christian Repond, lui, reste convaincu de l’avenir des pharmacies comme porte d’entrée du système de santé: «La Suisse doit mieux mettre en réseau les compétences, dont celles des pharmaciens, à ce jour sous-utilisés. Mais à vendre du parfum, il n’est pas sûr que les chaînes construites sur le modèle des drugstores aient un meilleur avenir.» JNG
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