Par Xavier Schaller
Pour un Fribourgeois, l’eau-de-vie de pomme est liée au monde agricole. Tous ceux qui ont connu l’avant le 0,5 pour mille ont des souvenirs de cet alcool, servi par un grand-papa, un tonton ou un copain agriculteur. Des souvenirs pas toujours très heureux d’ailleurs, l’alcool en question étant souvent plus mémorable par son taux d’alcool que par sa qualité gustative.
Une tradition qui prend racine dans une exception législative datant de 1932. Les agriculteurs suisses bénéficient en effet d’une exonération de taxe lorsqu’ils distillent les fruits de leurs vergers. Elle devait être supprimée lors de la révision totale de la Loi sur l’alcool. Véritable serpent de mer, cette loi n’en finit pas de faire des aller-retour entre les Chambres. Parmi les nombreuses négociations et adaptations qu’elle a déjà connues depuis 2010, le privilège alcoolisé des paysans a été réintroduit. Les distillateurs de grange peuvent à nouveau dormir tranquilles sur leurs précieuses bonbonnes.
Nécessaire à l’exploitation
Que dit exactement la loi actuelle? Dans son article 24, l’Ordonnance sur l’alcool précise que «l’agriculteur n’est autorisé à garder en franchise d’impôt que les boissons spiritueuses nécessaires à son ménage comme à son exploitation agricole et obtenues avec les produits que lui-même a cultivés ou a récoltés à l’état sauvage dans le pays.»
Nécessaire à son ménage, tout le monde voit assez bien de quoi il s’agit. Même si le terme nécessaire peut paraître discutable, à l’ère des campagnes de prévention contre l’alcoolisme. Les besoins de l’exploitation agricole sont moins évidents. Il faut se souvenir que la Loi sur l’alcool date des années trente. A cette époque, il était courant de donner de la pomme au gros bétail, comme médicament.
Pour soigner les vaches
L’utilisation de l’eau-de-vie pour soigner les animaux est ancienne. Un certain vétérinaire Lampert, de Schluchtern en Allemagne, écrivait en 1824 Sur la fièvre des vaches qui viennent de vêler: «Au commencement de la maladie, on faisait avaler à l’animal, toutes les deux heures, une chopine de bon vin blanc ou un peu moins d’une demi-chopine d’eau-de-vie ordinaire mêlée avec de l’eau et de la farine.»
Si la maladie ne diminuait pas après six ou huit heures, il conseillait néanmoins d’appeler le vétérinaire.
La pratique n’a pas disparu, selon un vétérinaire de la région, surtout chez les agriculteurs
de plus de cinquante ans. «Enfin, les jeunes le font peut-être aussi, mais ils l’avoueront moins volontiers.» En revanche, dans nos contrées, la tradition veut qu’on ajoute à l’eau-de-vie du café plutôt que de la farine.
Cinq litres par travailleur
Avant 2002, les quantités annuelles d’eau-de-vie exonérée de taxe se calculaient ainsi: un litre par tête de gros bétail et cinq litres par travailleur. La loi n’a pas changé, mais les règles administratives ont été adaptées. L’alcool destiné aux animaux n’est plus limité, mais doit être dénaturé. «Nous avons mis au point un procédé qui teinte cette eau-de-vie en bleu et la sale», explique Marc Gilliéron, de la Régie fédérale des alcools.
Mais très peu d’agriculteurs font dénaturer leur alcool, selon le fonctionnaire. Ce que confir-me Georges Morard, de la distillerie éponyme au Bry: «Dans la région, personne ne dénature. Avec ce que cela coûte, il faut au moins traiter cinquante litres pour que ça vaille la peine.» D’autant que le ménage a aussi droit à l’équivalent de 45 litres d’alcool pur. Si votre pomme tire à 40°, cela représente quand même 112,5 litres, ce qui suffit généralement pour hommes et bêtes. Produire les 45 litres en question nécessite, grosso mo-do, une tonne de pommes. «Il y a trente ans, une centaine de clients amenaient de telles quantités, se rappelle Georges Morard. Maintenant, ils ne sont plus qu’une poignée.»
Les distillateurs à façon
La plupart des agriculteurs s’adressent à des distillateurs à façon pour transformer leurs fruits. A façon, un terme qui fleure bon l’ancien, la photo sépia et la poussière de grenier. «Quand j’étais gamin, se souvient Georges Morard, on faisait aussi le pain à façon.» Le terme signifie que l’artisan ne s’occupe que de la transformation. Un tiers fournit la matière première et récupère le produit fini. Quand un distillateur produit plus de deux cents litres d’alcool pour son propre compte, il ne travaille plus à façon, mais est catalogué professionnel.
En Suisse, les distillateurs professionnels semblent s’évaporer. Sur les 823 en activité en 1994, il n’en reste que 247. Mais la Romandie est moins touchée, selon Georges Morard, également président de l’Association romande des distillateurs: «Depuis les années huitante, l’association n’a perdu qu’une dizaine de membres. Avec la légalisation de l’absinthe, nous en avons aussi accueilli de nouveaux.»
------------------------------
Des bouilleurs de cru
A Treyvaux, Pierre-Joseph Sciboz maintient la tradition des bouilleurs de cru. Disposant d’une concession de la Régie fédérale des alcools (RFA), il distille souvent cerises et pruneaux. «La pomme, j’en fais tous les dix ans, et encore. Je choisis alors la variété rose de Berne.» Concassées, elles fermentent sept ou huit semaines en tonneau, avant de passer à l’alambic.
Celui de Pierre-Joseph Sciboz n’a pas d’âge, héritage de famille. Avec son système à bois, il doit surveiller constamment le feu, pour que le mélange cuise en douceur, durant une ou deux heures. «Pour rendre les changements de températures moins brusques, j’ai installé un bain d’huile entre le feu de bois et la cuve en cuivre.» Comme pour toute modification de l’appareil, il a dû demander l’autorisation à la RFA.
Une tradition familiale
Son père lui a appris la technique mais, bien après avoir remis l’exploitation, il venait encore
y distiller. Traditionnellement, le verger et la distillation étaient la spécialité du grand-père. La consommation aussi d’ailleurs et la pomme souffre d’une image d’alcool de vieux. «La consommation d’alcool fort n’a pas tellement diminué, indique Marc Gilliéron, de la RFA, mais elle s’est orientée vers d’autres produits.» Whisky, vodka ou gin ont supplanté le verre de goutte. Pourtant, elle est souvent d’excellente qualité. «Les pommes en vrac, pas triées et parfois pourries, c’est fini, explique Georges Morard, de la distillerie du Bry. En sélectionnant bien les fruits et les variétés, on obtient des eaux-de-vie très intéressantes.»
S’il veut vendre ou même donner sa goutte, Pierre-Joseph Sciboz doit s’acquitter de la taxe fédérale, à savoir 29 francs par litre d’alcool pur. «Comme le marché de l’alcool est très agressif, constate Georges Morard, les marges sont faibles.» Pour la vente, Pierre-Joseph Sciboz préfère d’ailleurs fabriquer du vin cuit que distiller ses pommes. Dans le même appareil, débarrassé de son col-de-cygne, il mélange poires curé et pommes douces. «Mon vin cuit n’est pas très foncé, mais il a du succès, en vente directe ou au magasin du village.»
Ajouter un commentaire