Il y a tout juste cinquante ans, un père et son fils trouvaient la mort dans un accident de bateau sur le lac de Montsalvens. Sauvé de la noyade par l’homme qui a perdu la vie, Francis A. Niquille a longtemps vécu avec un sentiment de culpabilité, le syndrome du survivant.
PAR ERIC BULLIARD
Il parle de «ce fameux 18 septembre» comme d’une journée qui lui est «restée dans la chair». Au bord du lac de Montsalvens, Francis A. Niquille se souvient en détail de l’accident de bateau qui a failli l’emporter. Il y a tout juste cinquante ans, ce drame a fait deux morts: l’homme qui lui a sauvé la vie et son fils.
Sur la rive, les souvenirs de ce 18 septembre 1966 resurgissent. Un dimanche de fête: la Société des pêcheurs de la Jogne organisait son traditionnel concours. «Une journée commencée dans la gaîté et l’amitié», écrira La Gruyère, deux jours plus tard. «Le président de la société avait un bateau à moteur, sur lequel nous nous étions baladés tout l’été 1966, raconte Francis A. Niquille. Le drame aurait pu se produire bien avant…»
Ce jour-là aussi, le bateau sillonne le lac. En fin d’après-midi, Francis, 14 ans, et son frère Roland, 11 ans, veulent en profiter. «J’entends encore ma mère nous dire: “N’y allez pas, il va y avoir un malheur…”» Contrairement au troisième frère, Michel, les deux intrépides passent outre les consignes maternelles.
Président de la Société des pêcheurs, Gaston Roos est aux commandes. A bord, aux côtés des frères Niquille, prennent place François Rime, dit Fanfouè, et son fils Frédy. Parti de la presqu’île, à la hauteur de la cabane des pêcheurs, le bateau se rend jusque sous le pont du Javroz, où embarque encore un autre pêcheur.
Le drame se noue au retour, à quelques mètres du lieu d’accostage: le pilote coupe le moteur, le bateau pique du nez et coule. François Rime saisit Francis et nage vers la rive. «Je sentais ses bras se serrer de plus en plus fort autour de moi. Au bord, quelqu’un m’a tendu une branche, je me suis agrippé, on m’a tiré hors de l’eau. Derrière moi, Fanfouè était mort.»
«Plusieurs personnes s’efforcèrent de pratiquer la respiration artificielle et le bouche-à-bouche. Hélas! La mort avait fait son œuvre», raconte La Gruyère. Le journal, qui évoque une congestion, ajoute: «Pendant que se dénouait ce premier drame, une seconde tragédie se déroulait dans le lac.» La modeste bouée de Frédy Rime n’a pas suffi. «Comme son père, le pauvre gosse se noya.»
«Une crapule comme toi»
La Gruyère précise que le propriétaire du bateau, «dont le courage est à signaler, sauva trois vies». «Il a voulu aller rechercher le garçon», ajoute Francis A. Niquille. Trop tard: son corps ne sera retrouvé que le lendemain, par des plongeurs. Sur place, dans l’ambiance de fête brisée net, tout le monde n’a pas eu ce comportement héroïque. «A l’époque, beaucoup ne savaient pas nager. Avec, en plus, la panique, personne n’a sauté à l’eau pour nous sauver…»
Après, Francis A. Niquille a dû se reconstruire. A une époque où l’on ne connaissait guère les soutiens psychologiques, un sentiment de culpabilité le ronge insidieusement. Depuis, les spécialistes ont donné un nom à ce phénomène: le syndrome du survivant.
Crise existentielle
«J’ai dû vivre avec le regard des gens et avec cette détestation de soi qui s’est peu à peu installée. Toute ma vie, je me suis posé cette question: “Pourquoi m’a-t-il sauvé, moi, et pas son fils?”» Le lendemain de l’enterrement, le jeune Francis retourne à l’école secondaire. Adolescent turbulent, il entend un enseignant lâcher cette phrase terrible: «Je ne comprends pas que le fils de mon ami Fanfouè soit mort et qu’une crapule comme toi ait survécu.»
Les années passent, le drame s’estompe dans la mémoire collective. Pas dans celle de Francis. «Jusqu’à ce qu’elle soit enlevée au cimetière de Charmey, je me suis rendu tous les 18 septembre sur la tombe de celui qui m’a sauvé la vie.» Chaque fin d’été, à l’approche de la date fatidique, il connaît des épisodes dépressifs. Aux problèmes d’alcool (il n’en boit plus une goutte depuis plus de vingt ans), s’ajoute une profonde crise en 1993, après différents deuils.
Huit semaines de clinique et une lumière au bout. «J’ai rencontré un étudiant tchèque, un doctorant en psychologie, qui avait travaillé au charnier de Srebrenica. Il m’a aidé à relativiser. Ensuite, j’ai suivi une formation en PNL, en programmation neuro-linguistique, qui m’a permis de déconnecter de cette culpabilité.»
Etonnamment, Francis A. Niquille est resté attaché à l’endroit de la tragédie. «C’est le terrain de jeu de mon enfance. Mon père était pêcheur, on passait tous les dimanches au bord de ce lac. L’hiver, on allait dessus à skis. Mes premières émotions, mes premiers baisers je les ai vécus ici.» Déjà passionné de lecture, il se souvient aussi d’échanges avec un poète, retiré dans un chalet.
Ecriture et catharsis
Au fil de la discussion, on comprend que l’écriture et la lecture ont joué leur rôle dans sa reconstruction. Plus jeune, il aurait voulu devenir journaliste, écrivain. Il a exercé sa plume dans différents journaux et revues d’associations, mais aussi dans un roman, Le murmure des briques rouges, commencé en 1970. Un texte qu’il a repris ces dernières années, lors d’ateliers d’écriture donnés par le romancier Philippe Djian.
Le Charmeysan l’avoue lui-même: nombre de ses activités (la présidence de la Société des pêcheurs comme l’organisation d’une exposition de peinture, en 2000, sur le thème des eaux gruériennes) lui ont servi d’exorcisme, de catharsis. Aujourd’hui, il ne ressent plus «aucun traumatisme», mais il n’a pas oublié. Il a choisi ce dimanche, cinquante ans jour pour jour après le drame qui a marqué sa vie, pour lancer sa propre maison d’édition. Avec un nom qui allait de soi: Montsalvens.
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Des éditions fêtées dimanche
A Charmey, impossible de faire deux mètres à ses côtés sans qu’il salue quelqu’un. Bien que désormais installé à Montreux, Francis A. Niquille reste connu de tous et connaît tout le monde. Il faudrait des pages entières pour résumer son parcours et ses multiples activités.
Dans le désordre, rappelons qu’il a fondé, avec la société de jeunesse de l’époque, la course des charrettes, qu’il préside Alpart (l’association des amis suisses de Tintin), ainsi que la Fédération suisse de scrabble. Il a aussi été responsable du journal du FC Charmey, du défunt Panorama de la Jogne, de PêcheMag… Professionnellement, il a suivi l’Ecole normale (deux ans seulement), a travaillé sur des chantiers, a tenu une librairie-papeterie, a été facteur («homme de lettres, comme mon père») avant de passer plusieurs décennies dans les assurances.
«L’écriture et la lecture ont toujours été mes passions», affirme Francis A. Niquille, en soulignant qu’il dévorait, à une époque, un livre par jour. Aujourd’hui «en préretraite», il a décidé de pénétrer encore davantage dans le monde du livre, en créant sa propre maison d’édition. L’association sera officiellement lancée demain dimanche, Chez Boudji. Une cinquantaine de personnes sont attendues à la buvette d’alpage, dès 17 h 30.
Ligne éditoriale de ces Editions Montsalvens? «Il faut que l’auteur habite le canton de Fribourg ou les régions limitrophes, ou alors que le texte ait un lien avec cette région.» Deux titres sont d’ores et déjà prévus: Francis A. Niquille va publier le mémoire de Serge Kurschat, Pierre-Nicolas Chenaux, l’insurgé gruérien. «Avec une préface de Georges Andrey, une postface d’Alain-Jacques Tornare et une couverture de Jacques Cesa», annonce le nouvel éditeur.
Romans et vie associative
Suivra un roman d’Antoinette Bourquenoud, qui a déjà signé Tanao et le couple de brume, aux Editions du Net. La Charmeysanne publiera un polar historique, Mort sur la Jogne, illustré par Corentin Meige. Ces deux ouvrages sortiront en janvier, à l’occasion de la Brocante de la Gruyère, dont les Editions Montsalvens seront hôtes d’honneur.
Par la suite, Francis A. Niquille annonce des projets de publication avec l’association des amis de Tintin, ainsi que deux ouvrages de sa plume: son roman Le murmure des briques rouges – «une saga historique sur sept générations» – et une histoire de la vie associative dans la vallée de la Jogne. Il entend d’ailleurs créer une collection sur les associations, une autre sur des personnages emblématiques.
Francis A. Niquille souhaite s’engager à fond dans cette aventure. «Je suis entouré de professionnels et de passionnés, précise-t-il. Mais je ne veux pas passer par un diffuseur. Je m’occuperai personnellement de démarcher les libraires.» EB
Commentaires
Yves ton cousin (non vérifié)
dim, 18 sep. 2016
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